Deux qualités
La première est sa capacité à analyser et à réaliser une typologie au-delà des dénominations. Cette typologie s’avère indispensable tant les Eglises évangéliques sont diverses dans leurs pratiques et tant une dénomination pourra recouvrir des réalités bien différentes. Ainsi de la Fédération baptiste qui a une composante pentecôtiste-charismatique tout en étant majoritairement piétiste.
Pour ce faire, il utilise les outils que lui offrent les sciences sociales. Cela lui permet d’éviter l’écueil de « l’histoire sainte » telle que la pratiquaient les clercs jusqu’à une époque relativement récente (l’histoire ne s’affranchit progressivement de la tutelle religieuse qu’à partir de l’époque moderne). Mais, en portant sur les évangéliques un regard empathique malgré tout, il évite aussi un deuxième écueil, beaucoup plus courant aujourd’hui : celui du dénigrement systématique. Le champ médiatique, lorsqu’il se tourne vers les évangéliques, recherche souvent le spectaculaire et cherche à débusquer une cinquième colonne, venue des Etats-Unis. Une émission diffusée récemment sur M6 n’échappe à aucun de ces écueils. Sébastien Fath connaît le champ évangélique « de l’intérieur », mais son regard est sans concession.
La deuxième qualité de Sébastien Fath, à l’œuvre dans cet ouvrage, est sa clarté et son sens de la formule. Au besoin, ces formules se font humoristiques, ce qui n’est pas déplaisant. Avouons qu’utiliser le titre « Pas de Boogie-Woogie avant vos prières du soir » est sans doute plus parlant que d’évoquer le milieu ascétique-rigoriste ! Ainsi, sans céder à la facilité, Sébastien Fath rend accessible un travail de recherche énorme.
Ce livre s’inscrit donc entre deux regards qui vont dans des directions opposées, celui de la société, souvent déformé et plein de préjugés et celui des évangéliques eux-mêmes, peut-être pas assez habitués à accepter l’analyse sociologique et historique que propose Sébastien Fath.
Dans un premier temps, Sébastien Fath fait la synthèse des traits communs du protestantisme évangélique français, définissant ainsi les contours de son objet d’étude(3) . Cette partie est très utile et montre ce qu’il y a de commun entre des mouvements très différents.
Dans un deuxième temps beaucoup plus long, il retrace sur la période contemporaine le parcours des évangéliques et leur intégration progressive à la société française. C’est le sens du titre de l’ouvrage : du ghetto au réseau. Il explique très bien le succès grandissant des évangéliques à l’âge de la perte d’influence des religions traditionnelles. Même s’il avance des explications très convaincantes, Sébastien Fath pointe le paradoxe : « Comment une religion exigeante, qui demande à ses fidèles de se réveiller chaque dimanche matin pour se rendre au culte au lieu de faire la grasse matinée, qui requiert discipline sexuelle (refus des partenaires multiples) et financière (accent sur le don) peut-elle séduire à l’ère de Loft Story et de Star Academy ? » (p. 232).
Un tournant important se situe après la première guerre mondiale pour Sébastien Fath : « La société française est désormais culturellement prête à entendre un discours religieux fondé sur le choix individuel (plutôt que sur l’héritage), la fraternité élective (plutôt que la paroisse territoriale), et l’autorité validée en principe par le bas (au lieu d’une soumission à un magistère hiérarchique). » (p. 147).
Le dernier chapitre fait le point sur la diversité actuelle du monde évangélique et en propose une typologie très utile, même si elle pourra susciter des réactions. Dans cette partie, Sébastien Fath dénonce ainsi les dérives sectaires dans des assemblées pentecôtistes, notamment le « lien abusif entre dimension affective et discours prescriptifs » : « Les difficultés de régulation de l’autorité charismatique en milieu pentecôtiste/charismatique constituent le principal terrain de vulnérabilité de certains milieux évangéliques aux dérives sectaires » (p. 259). Les médias mettent souvent en avant ces dérives, décrites comme représentatives des évangéliques.
Sébastien Fath pose finalement la question : Tous les pentecôtistes sont-ils protestants ?
Beaucoup de thèmes abordés peuvent retenir l’attention. Je me contenterais d’en évoquer deux.
Tous Américains ?
Tout d’abord le rôle des Américains dans la croissance évangélique. Il s’agit en effet d’un des aspects du protestantisme évangélique qui effraie le plus la société et les médias français. Sébastien Fath montre bien comment les missionnaires américains prennent le relais des Britanniques et des Suisses après 1945. Ce rapport au grand frère américain est important (édition, prédicateurs). Mais il aurait plutôt tendance aujourd’hui à nuire à la visibilité des évangéliques sur le terrain français. Tout en établissant donc l’importance de l’effort missionnaire américain en direction de la France et l’influence indéniable des Etats-Unis (à commencer par la musique), Sébastien Fath met en évidence les différences entre les cultures évangéliques françaises et américaines. Ces « écarts culturels » (p. 274) sont symbolisés par le « baiser fraternel » entre évangéliques français et la consommation de vin, très minoritaire chez les évangéliques américains. Une séparation plus nette entre religion et politique semble également être observée en France.
Quelle place pour les femmes ?
Autre thème, la place des femmes dans et hors des assemblées. Sur ce point, Sébastien Fath constate que les mentalités évoluent peu et pose la question : « Faut-il invoquer le biblicisme des évangéliques, ou un conformisme confortable ? ». Autrement dit, les prescriptions de l’Ecriture servent-elle de feuille de vigne à un machisme qui ne dirait pas son nom ? Une étude statistique dans la presse évangélique française montre ainsi que l’écrasante majorité des articles ont un auteur masculin. Les lecteurs habituels de Témoins se réjouiront sans doute de voir que ce magazine (l’étude a été menée en 1998) était le seul de l’échantillon à être un peu plus équilibré avec 53 % d’articles écrits par des hommes, 33 % par des femmes et 14 % d’articles mixtes. Mais ce constat est rapidement nuancé par Sébastien Fath qui précise que « ce magazine est largement fondé sur les témoignages, plus traditionnellement ouverts aux femmes » et il ajoute que « les articles de fond, ici comme ailleurs, restent très majoritairement signés par des hommes » (p. 57) Prendre la plume n’est donc pas plus facile dans le champ évangélique que de prendre la parole !
Pour conclure, précisons que le livre ce termine par une chronologie, un glossaire et une bibliographie très précis et très utiles. Même s’il fait appel à des notions sociologiques parfois complexes, le livre reste tout à fait accessible. On ne peut que recommander aux évangéliques de le lire pour élargir leur horizon et aux non-évangéliques de le lire également pour mieux connaître ce protestantisme évangélique en voie d’intégration en France mais encore mal connu.
Le livre a bénéficié d’une bonne couverture médiatique à sa sortie, coïncidant, il est vrai, avec le centenaire de la Fédération protestante de France (F.P.F) … et le centenaire de la loi de séparation des églises de l’Etat. Le Monde du 21 octobre 2005 réalisant un dossier sur la FPF fait un compte-rendu de l’ouvrage. Le Figaro du même jour publie un entretien de Sébastien Fath.
Etienne AUGRIS
Mai 2006
(1) S. Fath, Billy Graham, pape protestant ? , Paris, Albin Michel, 2002 ; S. Fath, Militants de la Bible aux Etats-Unis, Paris Autrement, 2004 ; S. Fath, Dieu bénisse l’Amérique, la religion de la Maison-Blanche, Paris, Seuil, 2004.
(2)S. Fath, Une autre manière d’être chrétien en France. Socio-histoire de l’implantation baptiste (1810-1950), Genève, Labor et Fides, 2001.
(3) Jean Hassenforder, dans la rubrique revue de presse du groupe de recherches de Témoins, a déjà évoqué ce travail.