Essai d’histoire politique. Denis Lacorne (Gallimard, 2008)
L’ouvrage de Denis Lacorne porte le projecteur sur une obsession française postrévolutionnaire (l’idée de Dieu dans la cité) et nous éclaire sur les métamorphoses de la fonction du religieux dans l’espace public américain depuis pères pèlerins et fondateurs. Il débrouille minutieusement un horizon trop buissonnant pour être perçu sans prisme laïciste de son côté de l’Atlantique.
Son titre apparaît comme un subtil clin d’œil à un de ses prestigieux prédécesseurs en ethnographie du « nouveau monde » Alexis de Tocqueville, auteur du classique De la Démocratie en Amérique. Lacorne dévoile la logique d’alibi qui anime les commentateurs français de la genèse et des transformations de l’utopie sociale américaine, en se fondant sur des ressorts éprouvés par le Montesquieu des Lettres persanes. Pour illustrer son propos sur la fascination exercée par l’élaboration d’un régime de tolérance et la réalisation d’un idéal de progrès, il convoque pêle-mêle : philosophes, essayistes, géographes, diplomates, magistrats. Un véritable tour de force ! Philosophes et écrivains : Voltaire, Diderot, l’anglais Paine (pour faire bonne mesure), Mounier, Bernanos, Sartre, et même le Bernard Henri Lévy d’American vertigo, défilent sous son lorgnon tandis que le Baudrillard d’Amérique, une des pièces maîtresses de ce dossier portant sur « un exotisme français », est inopportunément ignoré.
Dans un registre différent le saint-simonien Michel Chevalier ou André Siegfried, un des pionniers des sciences politiques à la française, font l’objet d’un traitement particulier. Le premier pour des sympathies évangéliques avérées, le second pour le tropisme qu’exerce sur lui la version américaine de la querelle des anciens et des modernes dans un apparent grand partage entre : américains de vieille extraction et migrants récents. En somme, une fresque vertigineuse d’histoire des faits de représentations et des idées politiques nous est offerte.
Denis Lacorne bat en brèche poncifs et idées reçues sur le sacré-politique américain notamment en retoquant l’a priori de puritanisme et en s’interrogeant à bonne escient sur la vraie nature du Dieu de la religion civique américaine. Son développement sur le dernier point est édifiant. Il invite avec moult illustrations à ne pas céder par effet de loupe à la tentation de conclure trop rapidement à une théocratie. Le politologue décrit les aléas de la religiosité présidentielle de George Washington à George W. Bush et montre savamment le mode opératoire des stratégies électorales du croire dans la Bible belt à travers la scénographie d’une piété démonstrative. Revisitant le légendaire (« la guerre des Bibles ») comme l’historiographie de la période, il brosse le portrait d’une Amérique dont la dualité épouse les frontières et l’étanchéité du « mur de séparation » dépeint précocement (1644) par le dissident baptiste Robert Williams, fondateur du Rhodes Island. Ce clivage « séparatistes » versus « anti-séparatistes », « sécularistes » et / ou « majorité morale », a donné lieu à l’émergence de figures accommodatrices comme celle d’un certain Barack Hussein Obama déclarant dans son discours sur le renouveau américain devant le congrès (le 28 juin 2006) : « toute référence à Dieu en public ne constitue pas une brèche dans le mur de séparation ; tout dépend du contexte ».
L’essai de Denis Lacorne nous donne indéniablement les clefs de compréhension d’une histoire dont les pages continuent à s’écrire sous nos yeux, celle d’une difficile conciliation entre principe de neutralité et principe de diversité du politique vis-à-vis de la question religieuse dans l’agora republicaine.
Franck H. Ekra