Une théologie politique de l’anthropocène
Selon Gaël Giraud
Economiste et prêtre jésuite, directeur de recherche au CNRS, Gaël Giraud vient de publier une thèse de doctorat en théologie sous forme d’un livre de plus de 800 pages : « Composer un monde en commun. Une théologie politique de l’anthropocène » (1). Cet ouvrage aborde les problèmes majeurs de notre temps, et tout particulièrement la question écologique, en conjuguant des approches diverses : économique, politique, théologique, dans une abondance et une variété de sources. La présentation en page de couverture résume bien le projet de cet ouvrage.
« Comment relever les extraordinaires défis que nous lancent les crises induites par la destruction de notre habitat planétaire ? Faut-il réviser le concept même de propriété privée ? Remettre en cause la souveraineté des états-nations ? Comment construire des institutions internationales qui permettraient de prendre soin de nos communs : le climat, mais aussi la diversité, la santé, les cultures et jusqu’à la démocratie ? Car c’est elle qui, aujourd’hui, est menacée par notre refus d’inscrire des limites à la toute-puissance de la personnalité juridique, des techniques extractives et de la marchandisation du monde. Où trouverons-nous les ressources politiques, culturelles et spirituelles pour inventer ces limites et en faire une chance plutôt qu’une insupportable privation de liberté ».
Nous sommes donc appelés à découvrir une nouvelle vision du monde ; mais sur quels ressorts ? « Un tel projet exige de refonder l’utopie des Lumières. Et, pour cela, de puiser à la source du christianisme qui constitue l’une de ses matrices historiques. Il implique donc une révision de la manière dont le christianisme se comprend lui-même : expérience stylistique d’un Dieu qui s’efface pour nous ouvrir à un horizon démocratique qu’il nous revient d’imaginer ensemble ? Ou religion d’un Christ glorieux qui légitimerait une souveraineté politique autoritaire, carnivore, phallocratique et colonialiste ? Telles sont quelques unes des questions que pose ce livre ».
Ce livre original ouvre des horizons. Cependant, nous n’envisageons pas ici d’en faire une présentation détaillée. Les différents points de vue, selon le cas, suscitent un consensus ou entrainent une controverse. Par ailleurs, la réflexion théologique et philosophique de l’auteur s’appuie sur un langage conceptuel lui permettant de développer sa pensée, mais pas toujours accessible au lecteur dépourvu de cette culture. Nous nous bornerons donc à en rapporter quelques éléments significatifs. Cette limitation ne porte pas à conséquence, car l’auteur a été interviewé récemment sur le web dans des situations dont la variété et l’importance témoignent du retentissement du livre (2).
« Tout se passe comme si les Occidents, du moins ce qu’ils sont devenus dans le contexte de la civilisation marchande qui est le notre, se trouvaient, en cette deuxième décennie du XXIe siècle à un carrefour. Hésitant entre l’extension d’une privatisation tous azimuts et la redécouvert d’un type de ressource et de rapport au monde bien plus anciens que les biens privés – les communs -, et, à travers eux d’un style de proximité à Gaïa qui reste largement à inventer » (p 31).
L’auteur rappelle donc l’importance des communs (commons) telle qu’elle apparaît, avant leur dislocation, dans l’histoire rurale de l’Angleterre au XVIIe siècle. Il esquisse ensuite une définition des communs, selon deux attributs caractérisant un bien social : « Le caractère exclusif ou non de sa consommation ; le fait qu’il soit en accès libre ou non ». A partir du croisement de ces critères, il obtient une typologie de quatre familles de biens : « les biens privés, les biens publics, les biens tribaux, les biens communs » (p 26). « Le respect de notre dignité, au sein de Gaïa, passe-t-il par un autre rapport au monde que celui de la privatisation ? Par l’invention de communs ? Et qu’est-ce que cela implique de notre relation à Dieu, au sein d’une tradition chrétienne qui affirme que Dieu, par qui elle est aimée, est le créateur de Gaïa ? » (p 27).
Dans sa recherche théologique, Gaël Giraud, s’adresse à tous. « Le défi écologique nous invite à ouvrir le corpus biblique comme un objet culturel qui n’appartient plus en propre aux Eglises, mais qui est devenu « commun » à toute l’humanité » (p 32). « Nous verrons qu’une parole théologique chrétienne ne peut plus se contenter de parler aux « siens », ni enseigner aux autres la doctrine dont elle se dit l’héritière, sans renoncer eo facto à adresser une parole commune » (p 33).
Nous ne suivrons pas ici l’argumentation exégétique de Gaël Giraud qui nous dépasse par son ampleur et son expertise. L’auteur accorde une importance majeure au récit de l’Ascension du Christ par Luc. Il identifie deux interprétations : « Pour l’une, la disparition du Ressuscité, au Ciel correspond à une « elevatio » : le Christ glorieux est enlevé au monde pour siéger sur le trône du Père. Pour l’autre, elle est au contraire un retrait : la décision délibérée de laisser le lieu du pouvoir, par celui-là même qui eut pu l’occuper absolument » (p 216). Dans la seconde option, « Vivre l’Ascension comme retrait, c’est… consentir à déchiffrer l’expérience chrétienne comme un invitation à l’autonomie au sens kantien » (p 216).
L’auteur poursuit ensuite sa route par son interprétation de l’épisode de la Pentecôte. « Il déploie les premiers éléments de l’herméneutique du commun que ce livre voudrait mettre en avant » (p 35). Gaël Giraud peut envisager là « une christologie politique appuyée sur une interprétation de l’événement relationnel « Jésus-Christ » comme ayant consisté à rouvrir l’accès au commun que les violences tribales, privée et publique semblaient avoir condamné » (p 35). Et, en étudiant les premières communautés chrétiennes, il estime que « les communs ont joué un rôle décisif : l’absence du corps du Ressuscité permet à Dieu de se commun-iquer à chacun « selon ses besoins » (Ac 4.35) » (p 35).
Ces quelques passages ne sont qu’une part minuscule d’une grande somme. Gaël Giraud nous propose de « battre avec lui les sentiers que tracent son livre. Ce livre aura atteint son but si, chemin faisant, le lecteur fait l’expérience que le christianisme peut se comprendre lui-même aujourd’hui, comme une tradition spirituelle qui a inspiré le meilleur de la modernité occidentale et qui peut fournir la ressource d’une « seconde modernité » par la sortie du sacré, la libération à l’égard du pur et de la dette primordiale, l’apprentissage du service, du don de soi « orchestré » par la Règle d’or, et ce, sur les deux versants du religieux – celui du discernement herméneutique (relegere) et celui des communs (religere) » (p 39).
Ce livre nous fait découvrir l’influence des concepts théologiques au cours de l’histoire. Gaël Giraud nous introduit dans un travail d’interprétation où, tout en exposant les alternatives, il implique « l’expérience d’un Dieu qui s’efface pour nous offrir un horizon démocratique qu’il nous revient d’imaginer ensemble » (couverture). Pour notre part, dans la perspective d’un Dieu, communion trinitaire, nous n’évoquerions pas un effacement, mais une manifestation autre, discrète dans la présence active de l’Esprit saint. Si cette lecture peut paraître ardue pour des lecteurs dépourvus de culture théologique, elle fait apparaître des problèmes majeurs. Et c’est pourquoi on fera appel aux grandes interviews de l’auteur qui sont apparues sur le web et qui nous permettent de mieux comprendre les termes et les enjeux de son œuvre (2).
Jean Hassenforder
- Gaël Giraud. Composer un monde en commun. Une théologie politique de l’anthropocène. Seuil, 2022. 814 p
- Interview de Gaël à l’Oratoire du Louvre dans le cadre d’un cycle de conférences-débat : « Livres et spiritualité » : https://www.youtube.com/watch?v=U0nkBVtbXek
Interview de Gaël Giraud à l’Obs masterclass : https://www.youtube.com/watch?v=67sdBJhNUFo
Grand entretien avec Gaël Giraud dans : A l’air libre de Mediapart : https://www.youtube.com/watch?v=wDzuLsANis4