Nous rendons compte d’abord des tendances très nettes qui se dégagent de cette enquête à travers la mise en perspective des opinions. Puis nous nous interrogerons sur le processus qui a engendré cette évolution. Enfin, nous nous demanderons quels sont les enseignements de cette enquête pour la France.
Les attitudes vis-à-vis de la foi chrétienne.
Les barrières.
On constate dans cette population une véritable allergie vis-à-vis de la « religion ». « La religion est un vilain mot en Grande-Bretagne aujourd’hui », écrit Nick Spencer. Une association de mots avec le terme religion fait ressortir des termes négatifs. Dans la foulée, le christianisme participe à ce rejet. L’Eglise est très mal perçue : « fade, didactique, autoritaire, incompréhensible, inconfortable, inflexible ». Les célébrations renvoient une image rébarbative : « C’est froid. C’est long. Le sermon, ce n’est pas très engageant » ; « je n’aime pas le genre sermon parce que c’est une seule personne qui interprète ce qui a été lu. Il n’y a pas de groupe de discussion et c’est lui seul qui vous parle ». Le langage aussi est démodé. En contrepoint, les suggestions dessinent un autre style : « Il devrait y avoir de grandes pièces où on puisse s’asseoir … et le café » ; « Cela devrait être un peu plus social » ; « Une atmosphère de pardon, de paix » ; « Il devrait y avoir plus de discussions » ; « Ils devraient se débarrasser des vêtements formels, se tourner vers les jeans et les T-shirts ».
Clairement, l’Eglise est appelée à abandonner une posture de commandement. « On lui demande d’aller davantage vers le partage, la discussion, l’écoute, l’informalité, la démocratie ».
La représentation des chrétiens souffre de cette perception de l’univers religieux. Ainsi peut-on leur reprocher un comportement démodé, ou bien une attitude trop centrée sur la religion. Mais ces stéréotypes se dissipent souvent lorsque les interviewés connaissent personnellement des chrétiens.
Si l’image de la religion est négative, celle de la spiritualité s’impose comme positive. La religion est perçue comme totalitaire. « Elle est autoritaire. Elle vous impose ses règles. Elle essaie de vous laver le cerveau ». Au contraire, « la spiritualité donne un avis. Elle vous laisse choisir ». Au total «la religion tourne autour du contrôle. La spiritualité évoque la liberté. La religion est fermée, la spiritualité, ouverte. La religion vous juge. Pas la spiritualité ». La spiritualité peut inclure une vie religieuse ayant du sens, mais elle est considérée comme un pôle plus large qui accueille également les apports venant de l’Orient.
Comme les interviewés paraissent avoir souffert du contrôle religieux et comme par ailleurs ils vivent dans une société suscitant des choix, ils valorisent au plus haut point la tolérance. Celle-ci peut même devenir un absolu entraînant en retour une intolérance, en particulier vis-à-vis du christianisme.
Parallèlement on s’élève contre les codes moraux qui paraissent imposés de l’extérieur. Et on retourne une accusation d’hypocrisie vis-à-vis de ceux qui y adhérent. Ainsi les accusations vis-à-vis du christianisme tiennent pour beaucoup à l’expansion de l’autonomie et à la manière dont les églises ont fait face à cette transformation des mentalités.
Le langage qui permettait d’entrer dans l’univers de la foi a été perdu. La Bible, elle-même, paraît étrangère. Sa crédibilité est remise en question. On met en cause son historicité. On y relève des contradictions. On s’attaque à l’apparente immoralité de certains épisodes bibliques. Ces objections s’expliquent par un grand manque de connaissances au sujet de la Bible. Il en résulte que la Bible est aujourd’hui perçue par les incroyants comme un obstacle à la foi.
Si les croyances chrétiennes se sont éloignées, il n’y a pas non plus un nouveau système de croyances qui s’est installé. Certes, il reste des traces de l’opposition entre science et religion apparue au XIXe siècle. Mais ce conflit n’est plus dominant. La question est plus vaste. L’approche scientifique se voit accorder une crédibilité auprès de laquelle les autres modes de penser palissent. « J’aimerais croire en Dieu à cause du réconfort que cela apporte, mais je ne puis parce qu’il n’y a pas assez de base scientifique pour cela » déclare une interviewée. Cependant, une minorité commence à percevoir que science et religion peuvent être des démarches spécifiques ayant chacune une légitimité.
Les interviews ont suscité d’autres objections. C’est le problème de la souffrance qui soulève le plus de questions. Mais ici les difficultés sont plus classiques.
Les ponts.
A partir de l’analyse des réponses, Nick Spencer met en valeur un second versant. En regard des barrières, il y a aussi des ponts vers la foi chrétienne. Nous analyserons plus loin les matériaux en terme d’un mouvement culturel dans lequel les positions évoluent. Ainsi la même dynamique sociale peut engendrer des effets différents, les uns jugés positifs, les autres, négatifs.
Les interviewés perçoivent la crise de la société en la considérant comme « endommagée par le déclin du respect, l’éclatement de la famille, l’esprit de consommation et le désir de gratification immédiat ». Les valeurs paraissent ainsi menacées notamment à travers l’effet des médias. « Les valeurs religieuses, pas nécessairement sous la forme chrétienne traditionnelle, sont perçues comme un genre d’antidote à ces problèmes, même par des interviewés qui se sont montrés agressifs vis-à-vis de la religion ». Une grande majorité des interviewés est allée dans ce sens.
D’autre part, les aspirations spirituelles sont profondes. Il y a une tension majeure entre le désir de croire et les objections qui s’y opposent. Une parole illustre bien ce conflit intérieur : « Ma tête me dit qu’il n’y a pas de Dieu mais mon cœur désire y croire ». Beaucoup d’autres expressions vont dans le même sens. « J’aime penser qu’il y a autre chose quelque part, mais je ne puis croire actuellement qu’il y a un Dieu ». « Je désire toujours croire, mais je ne peux pas y penser d’un point de vue intellectuel ».
Ces aspirations sont clairement exprimées : « La croyance en Dieu ou, à tout le moins, à une après vie spirituelle, apporte l’espoir et le réconfort » (Nick Spencer).
« Je pense que la religion suscite de l’espoir parce que sans cela, nous, êtres humains, qu’est-ce que nous avons ? ».
« Je ne pense pas qu’il y ait un Dieu, mais je refuse de croire que vous naissez, vivez et mourrez, et que c’est fini ».
Par ailleurs, cette recherche montre que les gens ont perdu langage chrétien, mais qu’ils n’en demeurent pas moins capables de rapporter des expériences spirituelles en élaborant de nouvelles formes d’expression faisant appel à un nouveau vocabulaire. Comme l’a également montré l’enquête de David Hay et Kate Hunt (1), cette expression est souvent balbutiante. Des termes comme : « quelque chose d’autre » ou « autre chose quelque part » sont souvent employés. La forme la plus répandue de croyance spirituelle est l’immortalité de l’âme. Mais il y a aussi chez certains la reconnaissance de réalités qui les dépassent : « Quelque part dans la Bible, on parle des étoiles et pourquoi Dieu a créé le ciel et les étoiles … C’était pour nous donner à nous, petites gens, un sens de l’émerveillement ». Parfois des expériences sont évoquées. Ainsi un professeur raconte comment il a éprouvé le sentiment de la présence de son père au moment où celui-ci est mort et où lui-même se trouvait dans un autre lieu, dans la classe où il enseignait.
Les obstacles d’ordre intellectuel, invoqués par de nombreux interviewés appellent une réflexion sur les moyens à mettre en œuvre pour proposer une meilleure compréhension du christianisme. De fait, moins les gens en savent, plus ils pensent à la foi chrétienne en termes négatifs. Rappelons les objections formulées vis-à-vis de la Bible. Manifestement un travail d’explication et de mise à portée est nécessaire. (3)
Il y a un lien étroit entre le doute actuel et le rejet des formes religieuses traditionnelles au cours de ce dernier demi-siècle. C’est pourquoi les personnes en recherche sont sensibles aux échos en provenance des églises innovantes. Un interviewé s’exprime ainsi : « Je ressens deux impressions différentes sur l’Eglise. Il y a la vieille église, le grand clocher, les cloches qui sonnent et la vieille petite dame qui s’y rend chaque dimanche parce qu’elle a toujours fait comme cela. Mais de l’autre côté, il y a un style plus moderne. Ils essaient d’avoir de petits orchestres appréciés par les jeunes. La musique les attire. Elle est aussi bonne qu’ailleurs. Je ne pense pas qu’ils essaient d’imposer un vieux message. C’est davantage une réjouissance…. »
D’où venons-nous ? Où allons-nous ?
L’enquête menée par Nick Spencer apporte un état des lieux, une photographie des mentalités. Pour mieux comprendre et analyser cette situation, il est nécessaire de la situer dans l’histoire de ce dernier demi-siècle.
Le changement s’est imposé dans un temps très court en des termes comparables à ce que Henri Mendras appelle en France la seconde Révolution Française (4). Les transformations économiques et technologiques ont ébranlés à la fois les institutions et les styles de vie. Elles ont remis en cause à la fois l’autorité et l’austérité. En Grande-Bretagne, Callum G. Brown attribue « la mort de la Grande-Bretagne chrétienne » au brusque changement des moeurs et au coup porté à la figure chrétienne traditionnelle de la femme. (5) Certes, comme le montre la sociologue Grace Davie (6), les analyses des chercheurs peuvent être différentes. En particulier, les points de vue divergent sur la portée du processus. Mais l’évolution des différents indicateurs montre l’ampleur du changement. Il semble que les institutions religieuses sont apparues comme un vêtement trop étroit. A cet égard, une histoire des rapports récents entre religion et spiritualité est éloquente (7). Autrefois, écrit Edward Bailey, « la religion paraissait détenir un monopole de la spiritualité, et l’église, une monopole de la religion ». L’hégémonie de la « religion organisée » s’est effondrée dans les années 70, et le concept de spiritualité s’est alors répandu dans toute la société, irriguant des domaines comme l’éducation et la santé.
Les données aujourd’hui recueillies par Nick Spencer montrent à la fois combien et comment les institutions chrétiennes se sont trouvées en porte à faux au point de susciter un véritable rejet. Parallèlement les styles de vie se sont modifiés. Les points de repère ont changé. Dans le même mouvement, une dépression est intervenue dans la transmission des grandes convictions de foi. Comme le montre cette recherche, un vide s’est créé puisque le langage a été aussi affecté. La Bible elle-même a perdu sa fonction de ressource et de repère. Cependant puisqu’aucun système nouveau de croyances n’a émergé, il semble bien que nous soyons encore en présence d’un processus de réaction. La recherche montre l’importance de la quête de sens et la force des aspirations spirituelles. Dans quelle mesure les églises sauront-elles se remettre en cause pour répondre aux attentes clairement exprimées dans cette enquête ? Il y a urgence. Comme le dit un dicton français : « Temps perdu ne se rattrape jamais ».
Dans son livre : « la construction sociale de la réalité » (8), un classique de la sociologie de la connaissance, Peter Berger montre que les « structures de plausibilité » jouent un grand rôle dans la transmission et le développement des « réalités subjectives ». Ces structures confortent les gens qui y participent dans une adhésion à des croyances communes. Ainsi les interactions sociales sont très influentes. « Le plus important véhicule de la conservation de la réalité est la conversation … On peut concevoir la vie quotidienne en terme d’action d’un appareil de conversation qui continuellement maintient, modifie et reconstruit sa réalité subjective » (7a). Plus généralement, la confiance dans les « experts » reconnus comme tel contribue à la formation des opinions. Tel point de vue sera retenu parce qu’il est émis par une personnalité jugée crédible. Dans la société postmoderne, ultramoderne, les « structures de plausibilité » traditionnelles ont été pour une large part discréditées. C’est pourquoi l’évolution des croyances dépend pour beaucoup de l’apparition de nouvelles structures et en particulier du développement d’une église émergente à même d’offrir de nouvelles formes de sociabilité, d’expression, de communication.
La culture nouvelle qui est apparue au cours des dernières décennies est ambivalente. Elle engendre un égocentrisme peu propice à une ouverture vers une dimension supérieure, mais elle encourage également un souci d’authenticité, une recherche et une implication personnelle, un besoin de relation. L’Eglise s’était incarnée dans des formes séculaires. Aujourd’hui elle est appelée à revêtir un visage nouveau.
Auteur de cette recherche, le « London Institute for Contemporary Christianity » vient également de publier une brochure au titre évocateur : « Imagine » (9). Dans ce contexte, son directeur, Mark Greene, met en cause la division entre le sacré et le profane qui a pour conséquence de maintenir l’Eglise dans un ghetto. Il appelle à un changement de culture : « La culture de l’Eglise n’est pas seulement inattractive pour les gens qui ne connaissent pas Jésus. Le problème de base est que souvent, elle n’est pas une expression authentique des gens qui sont dans l’Eglise. Elle n’est même pas notre culture » (9a).
Quels enseignements pour la France ?
Une approche comparative montre un grand parallélisme dans la manifestation du changement culturel en France et en Grande-Bretagne. Dans les deux pays, les années 60 et 70 ont été marquées par une transformation rapide des mentalités. Aujourd’hui les églises y sont également confrontées au problème de l’incroyance.
Nous pouvons comparer les données relatives à la croyance en Dieu.
(En pourcentage de la population)
Je crois que Dieu existe réellement et je n’ai pas de doute à ce sujet. France : 21 % – Grande Bretagne : 21 %
Même si j’ai des doutes, j’ai l’impression que je crois en Dieu. France : – Grande Bretagne : 19 %
Je m’aperçois que je crois en Dieu à certains moments et pas à d’autres. France : 10 % – Grande Bretagne : 14 %
Je ne crois pas à un Dieu personnel, mais je crois à une sorte de puissance supérieure. France : 14 % – Grande Bretagne : 14 %
Je ne sais pas s’il y a un Dieu et je ne crois pas qu’il existe un moyen de le savoir. France : 17 % – Grande Bretagne : 15 %
Je ne crois pas en Dieu. France : – Grande Bretagne : 18 %
On sait qu’il y a de grandes différences dans l’histoire religieuse des deux pays. On est d’autant plus impressionnés par les ressemblances que ce tableau fait apparaître. En effet, si l’athéisme est un peu plus élevé en France comme les données historiques pouvaient le laisser prévoir, il y a des remarquables correspondances dans les pourcentages relatifs aux différentes propositions. Si l’on reprend les critères utilisés par Nick Spencer pour définir l’agnosticisme, on constate que la population correspondante a un poids comparable dans les deux pays : 66% en Grande-Bretagne et 60% en France.
C’est dire combien la recherche menée par le London Institute for Contemporary Christianity peut être source d’enseignement pour les chrétiens français.
Bien sûr les contextes sont différents. Il serait intéressant d’entreprendre en France une recherche sur des bases comparables à celles qui ont inspiré l’étude britannique. Mais il apparaît dès maintenant que les enseignements qu’on peut déjà en retirer interpellent les chrétiens en France et, bien sûr, le fonctionnement de leurs églises.
Août 2003