“Au commencement était le jazz”’ tel est le titre d’une récente et superbe conférence de Peter Bannister sur le concept de liberté qu’avec l’accord de son auteur Témoins est heureux de reproduire ici.
“Au commencement était le jazz” dit le poète irlandais Micheal O’Siadhail dans une collection récente de poèmes inspirés par son amour pour la musique improvisée et son délicat numéro d’équilibriste : ‘le chaos dans l’ordre, l’ordre au cœur du chaos’. Je voudrais brièvement faire le lien entre ces mots et notre thème de ce soir, le concept de la liberté, afin d’expliquer pourquoi le jazz exerce une grande fascination sur moi et beaucoup de penseurs dans divers domaines intellectuels. Le jazz semble incarner certaines vérités fondamentales non seulement de notre expérience humaine, mais de la nature de la réalité dans un sens plus large.
Micheal O’Siadhail voit le jazz comme un microcosme du monde, fondé sur l’interaction de structure et de liberté. D’un côté, le concert de ce soir serait impensable sans une grande maîtrise et discipline de la part des joueurs. ‘L’improvisation ne s’improvise pas,’ disait toujours mon propre professeur d’improvisation à l’orgue. Autrement la musique n’aurait ni structure, ni pouvoir de communication. De l’autre côté, pour citer une phrase célèbre de Stephen Hawking, il faut mettre du feu à ces équations, car même la plus grande discipline serait inerte sans la flamme de l’intuition créative et spontanée. Le jazz contemporain est parfois critiqué comme académique, avec des musiciens qui ne font que rabâcher des motifs et ‘hot licks’ appris d’avance, mais il est clair que chez les meilleurs jazzmen aujourd’hui comme hier, la perfection technique n’est pas un but en soi, mais un outil pour que l’imagination puisse prendre son envol dans la liberté.
Avec ses mots ‘au commencement était le jazz’, O’Saidhail donne un goût cosmologique à ce balancement entre liberté et contrainte. La recherche scientifique voit de plus en plus que le jeu de spontanéité et de structure que nous trouvons dans le jazz est au cœur de la réalité matérielle. (1) L’évolution cosmique à partir du Big Bang est le résultat d’un équilibrage délicat entre la régularité (sans quoi il n’y aurait rien sauf le chaos) et la liberté (sans laquelle rien d’authentiquement nouveau ne pourrait paraître). Sans ces deux facteurs l’émergence d’êtres humains doués de créativité et capables de prendre des décisions aurait été impossible. Notre structure même couple l’incroyable machine qui est notre corps avec une ouverture quasi-infinie au niveau de ‘l’esprit’, la subjectivité, la partie de notre être qui sait produire de l’art comme des armes nucléaires, qui est capable d’amour ou de génocide. Nous sommes certes conditionnés par notre patrimoine génétique (ayant par exemple dix doigts au lieu de huit ou douze pour jouer de la guitare), mais ceci ne dicte pas nos actions. Entre autres, l’existence de la créativité artistique humaine depuis les peintures rupestres de Lascaux présuppose une liberté par rapport au monde qui n’est pas donnée aux autres animaux. L’exemple de l’improvisation jazz montre que nous sommes vraiment des créatures libres, pour le meilleur et pour le pire, contrairement à ceux qui disent que nous ne sommes que des ‘machines contrôlées par nos gènes’ (Richard Dawkins), ou qui réduisent la culture humaine à la sociobiologie. Face au phénomène de la liberté nous nous trouvons confrontés à deux questions cruciales – de quoi ou de Qui vient cette liberté, et comment allons-nous l’utiliser ?
L’expérience de la liberté dans le contexte d’un groupe de jazz comporte aussi un volet social. Les meilleures expressions du jazz empruntent le chemin étroit entre deux notions erronées de la liberté qui ont donné des résultats tragiques dans l’époque moderne. La première est l’amalgame entre ‘liberté’ et ‘individualisme’, l’idée à la base de la société de consommation qui définit liberté comme une apothéose de l’égoïsme, l’absence de toute contrainte, surtout des obligations éthiques envers les autres. Le trio jazz est au contraire une communauté de musiciens dont la tâche est de trouver un langage commun de sorte que l’ensemble soit supérieur à la somme des parties. En même temps ce langage commun n’est pas imposé par la force. Rejetant l’individualisme, le jazz reconnaît également le danger de son opposé, le collectivisme. Voici ce qu’ignorait Paul Eluard dans les années qui suivirent son hymne à la liberté, écrit sur fond d’occupation Nazi et parachuté dans les maquis par l’aviation britannique. Protestant contre une forme de tyrannie, Eluard fut paradoxalement séduit par un autre totalitarisme qui proclamait que la libération ultime (la société sans classe de Marx) pourrait être réalisée par la contrainte et la violence. Inexplicablement, il devint le chantre de Joseph Staline :
‘Et Staline pour nous est présent pour demain
Et Staline dissipe aujourd’hui le malheur
La confiance est le fruit de son cerveau d’amour
La grappe raisonnable tant elle est parfaite’ (Ode à Staline, 1950)
L’histoire douloureuse du XXe siècle montre que la répression n’est jamais une étape de transition vers la liberté. Les orchestres militaires ne se transforment pas en groupes de jazz – si les membres des premiers peuvent et doivent fonctionner sans aucune autonomie, un tel mode de fonctionnement dans un groupe de jazz est impossible. Les musiciens se respectent mutuellement, apportant leur contribution individuelle pour le bien de l’ensemble. Ils trouvent leur épanouissement dans le don d’eux-mêmes, découvrant ainsi leur vraie personnalité musicale.
Dans ans après Paul Eluard, un autre résistant au Troisième Reich écrivit sa propre méditation sur la liberté. Arrêté pour sa participation au complot raté contre Hitler, le pasteur protestant Dietrich Bonhoeffer composa ses ‘Stations sur le chemin vers la liberté’ dans une cellule à Berlin en 1944. Préfigurant son exécution dans les tout derniers jours de la guerre, Bonhoeffer voyait que le chemin vers la liberté authentique passait par le sacrifice, en imitant le rabbin juif d’il y a 2000 ans pour qui il avait choisi de donner sa vie :
‘Approche, fête suprême sur le chemin de l’éternelle liberté, mort, romps les chaînes et les murs importuns de notre corps passager et de notre âme aveugle pour que nous puissions voir enfin ce qu’il nous est refusé de voir ici-bas.
Liberté, nous t’avons cherché longuement dans la discipline, l’action et la souffrance.
Mourants, nous te reconnaissons dans le visage de Dieu.’
Le jazz a toujours été associé à la quête de ‘l’extase’ en musique, un mot venant du terme grec ‘ek-stasis’, le fait d’être hors de soi, hors des ‘murs importuns […] de notre âme aveugle’, comme le dit Bonhoeffer. Pour un musicien cela signifie avant tout la libération qui vient d’une absorption totale dans le moment actuel et l’intensité de la musique. Porté momentanément hors du commun, on entrevoit ce qui se trouve au-delà. Historiquement parlant, ceci est lié aux racines africaines du jazz, pour au moins deux raisons. D’abord, dans la culture africaine – comme dans la plupart des sociétés dites ‘traditionnelles’ – la frontière entre le visible et l’invisible est beaucoup plus fluide que dans le monde occidental moderne. Deuxièmement, l’expérience de l’esclavage et de la discrimination amena naturellement la communauté afro-américaine à chercher la liberté dans la musique, le jazz étant l’affirmation que la vie était plus que les coups de fouets des surveillants ou les bas-fonds de Harlem. Cette quête de liberté extatique comportait certes un élément tragique, étant donné que d’innombrables musiciens de jazz (noirs et blancs) furent séduits par le paradis artificiel de la drogue, de Billie Holliday, Charlie Parker et Charles Mingus à Bill Evans, Chet Baker ou Emily Remler. Et pourtant, ceux parmi nous qui sommes passionnés par la musique improvisée peuvent comprendre leur soif d’idéal. Même s’ils utilisaient des moyens inappropriés et dangereux, ils étaient à la recherche de ce que cherche tout artiste véritable – la liberté qui vient de l’abandon de soi face à l’inspiration artistique, ‘une confiance inconsciente et précise’, comme le dit encore une fois O’Siadhail. En effet, que nous soyons artistes ou non, nous connaissons tous ce désir de se donner à quelque chose de plus grand que notre ego personnel, la quête de sens qui nous attire vers l’art, engagements politiques, humanitaires ou écologiques, amour romantique, philosophie ou religion.
La recherche de cette forme d’extase que nous voyons dans l’interaction des musiciens de jazz est la libération de soi qui nous mène vers une liberté pour et avec les autres. Pour au moins quelques-uns parmi nous ce soir, cette soif d’extase est intimement lié à la spiritualité de l’être humain. Ce composant de notre être ne peut pas se réaliser à travers la poursuite d’objectifs égoïstes, succès mondain, gratification sexuelle ou stimulation chimique. Il sera toujours inassouvi jusqu’à ce qu’il trouve, selon la phrase immortelle du saxophoniste John Coltrane, abandonnant l’héroïne en faveur de la religion, ‘Un Amour Suprême’.
Quinze siècles auparavant, Saint Augustin, un des plus grands esprits dans l’histoire de la culture occidentale et auteur de profondes réflexions sur la musique, dit plus au moins la même chose avec d’autres mots :
Dieu tout-puissant,
Tu nous as créés pour toi seul,
et nos cœurs sont agités
nt qu’ils n’ont pas trouvé le repos en toi
Peter Bannister
On lira également avec intérêt l’interview sur ce site de Petert Bannister ** Lire **