Agir, travailler, militer! A l’heure de la rentrée, cette expression
dynamique claque comme un drapeau au vent. Elle nous appelle à
l’engagement. A bien y regarder, c’est le titre d’un nouveau livre de
Frédéric de Coninck, sociologue et bibliste bien connu des amis de
Témoins. Et cet ouvrage est consacré à une théologie de l’action (1).
Questions d’aujourd’hui.
Agir, travailler, militer: comment cette interpellation sera-t-elle
reçue? Bien différemment sans doute selon les personnes dans leurs
contextes sociaux et culturels. Pour certains aujourd’hui, le stress est si fort, la vie est si dure, que l’on subit. D’autres, au contraire, peuvent s’investir dans le travail et y développer leur personnalité. Certains s’engagent également dans la vie sociale et politique.
Mais comme chrétiens, en quoi sommes-nous concernés? Qu’est-ce que la
Parole Biblique peut-elle nous dire à ce sujet? Pourquoi une théologie
de l’action? Selon les époques et les églises, les attitudes vis à vis du travail et de l’engagement ont varié. Et, aujourd’hui encore, il y a des différences. Pour certains, l’implication dans la société est naturelle. Elle est même portée par une appréciation positive du milieu ecclésial.
Cette implication est vécue tout simplement comme une exigence de
l’amour du prochain dans les termes de la société dans laquelle nous
vivons. Pourtant, faute parfois d’un enracinement biblique ou d’un
ressourcement spirituel suffisant, l’action peut devenir maitresse et
non servante et échapper à l’inspiration de la foi. Il y eut un temps,
après 1968, ou l’engagement politique prit la forme d’une religion. Et,
aujourd’hui, on peut se poser la question: quelle est la spécificité
chrétienne de notre action?
En remontant plus loin dans l’histoire, on pense à l’interpellation
marxiste selon laquelle “la religion est l’opium du peuple”. Cette
accusation était injuste, mais pour une part seulement. Car, pendant des siècles, il y a bien eu, dans les milieux religieux de l’époque, des tendances à encourager un repli des “fidèles” dans un Eglise refuge, loin d’un monde dont on percevait le poids et les travers. Les sociétés de ce temps étaient, il est vrai, difficiles, oppressives, violentes. Encore, y avait-il des marges pour l’action et elles ont été longtemps ignorées. A l’époque, les institutions religieuses prenaient le pas sur le ferment évangélique. Mais les représentations théologiques ont exercé également une grande influence. Ainsi, l’emprise de la conception d’une humanité entièrement pervertie par le péché originel, a-t-elle engendré un pessimisme peu propice à l’action terrestre.
Nous vivons dans une époque différente, mais aujourd’hui encore,
certains milieux chrétiens se désintéressent du monde qui les entoure
pour se centrer uniquement sur l’annonce d’un salut individuel. Les âmes sauvées se regroupent dans des églises pour un temps de passage. C’est oublier la dimension de l’incarnation, la prise en compte par Dieu de l’homme tout entier dans son existence historique et l’oeuvre divine initiée par la mort et la résurrection de Jésus pour transformer
l’humanité.
Comme on le voit les conceptions théologiques ont des incidences très
concrètes. Des travers en ce domaine peuvent avoir des effets néfastes
et parfois même des conséquences dramatiques, par exemple dans le
domaine de la paix et de la guerre, ou dans la question aujourd’hui
critique de la protection de l’environnement. Il est donc important de
faire le point. Cette théologie de l’action proposée par Frédéric de
Coninck est donc tout particulièrement bienvenue.
Elle intervient dans une époque caractérisée par une rapide évolution
du monde et de la culture qui appelle une forte transformation des
acteurs humains. La présence de l’Eglise dans ce nouveau monde implique un renouvellement de la réflexion théologique ou, pour le moins, de nouvelles accentuations. Ainsi, constate-t-on dans le champ de l’Eglise émergente en prise directe avec ces problèmes, une valorisation de la théologie de la création, de la théologie de l’incarnation et de la théologie de Dieu comme communion trinitaire (2). Bien naturellement, la réflexion théologique est sollicitée dans le champ du travail et dans celui de la pensée politique.
Marie-Dominique Chenu
Déja, en milieu catholique, dans la mouvance du Concile Vatican II, le théologien dominicain, Marie-Dominique Chenu écrivait une théologie du travail. A une époque marquée par le progrès de la dimension collective, le travail apparait comme un élément important de la socialisation. Selon M.D. Chenu,”Le travail est l’acte par lequel l’homme prend possession de la matière, la transforme, l’accomplit pour en faire un instrument de civilisation, de culture et finalement de rédemption…
L’homme est le partenaire de Dieu dans le devenir du monde”(3).
Frédéric de Coninck
Aujourd’hui, la théologie de l’action produite par Frédéric de Coninck
embrasse un champ très large puisque, par définition, l’action concerne
des réalités très variées. Elle se situe également au carrefour de
plusieurs disciplines, la double compétence de sociologue et de bibliste acquise par l’auteur pouvant s’y exercer heureusement. Enfin, cette théologie de l’action s’inscrit dans une vision globale prenant en compte la dimension du temps et celle de l’espace.
Dans une première partie, au fil d’une réflexion historique à long
cours, Frédéric de Coninck impute à l’influence de la philosophie
grecque la dévalorisation de l’action au bénéfice de la contemplation
qui a prévalu dans le christianisme pendant des siècles. Il met en
valeur les conséquences de la pensée d’Augustin, inspirée par ce
contexte et attachée à l’idée d’une déchéance du genre humain. A
l’inverse de Jésus, engagé dans le quotidien, “la théologie chrétienne
va, pour l’essentiel, dévaloriser la vocation dans le siècle et
construire une théologie de l’invisible, de l’immatériel, de la
cohérence cachée mais implacable d’une histoire ou tout est déja écrit,
du mépris du corps, du rejet de la sexualité, de la méfiance à l’égard
des passions versatiles. Autant le dire, nous n’en sommes toujours pas
complétement sortis”(p.69). Mais ce livre est justement à la recherche
d’une voie nouvelle inspirée par l’Evangile. Cette voie apparait à
travers des innovations de pensée. Frédéric de Coninck met ainsi en
valeur; au sein du Moyen Age, le sillon ouvert par François d’Assise,
et, au sein de la Réforme, l’approche des chrétiens anabaptistes, la
“Réforme radicale” qui continue à inspirer l’auteur aujourd’hui. Et,
comme sociologue, Frédéric de Coninck fait apparaitre l’apport de
mouvements de pensée qui ont permis la construction d’une pensée de la
pratique dans les sociétés modernes: “De l’empirisme anglais au
pragmatisme”, “L’universel et la compréhension de l’autre. La
problématique germanique des recherches herméneutiques”.
Dans la seconde et troisième partie: Agir avec le Père. Agir à la suite du Fils, Frédéric de Coninck revisite la Parole Biblique et en dégage une inspiration pour l’action. Quelques titres de chapitre parleront au lecteur de ce commentaire et diront combien ce livre est essentiel pourune réflexion chrétienne aujourd’hui: La vision de l’homme dans l’Ancien Testament (et dans le Nouveau Testament à sa suite): une vision non dualiste et ancrée dans une histoire. De la création de Dieu dans l’histoire à notre action. Dieu, souverain d’une histoire ouverte. La loi, une promesse de vie qui nous met en mouvement. Qu’a fait le Fils par sa vie? La portée de cette oeuvre pour nous aujourd’hui. Qu’a fait le Fils à travers sa mort? Les conséquences de cette oeuvre pour nous aujourd’hui. L’Eglise, une société alternative?
La quatrième partie: Agir sous l’impulsion de l’Esprit, ouvre de
nombreuses pistes pour comprendre les grands enjeux de notre action.
Elle se termine ainsi par un chapitre: Questions à la théologie
politique.
C’est dire la richesse de cet ouvrage, un volume de 600 pages dont
l’épaisseur ne doit pas nous inquiéter, car on peut y naviguer à loisir
selon nos interrogations. D’ailleurs l’auteur nous y invite à dialoguer
avec lui comme il le fait au cours de ses déplacements quand on lui
demande de parler de telle ou telle question. “Alors, je prends la
parole. C’est une conversation qui commence. Souvent on me répond, on me présente des objections ou bien on me confronte à telle difficulté
pratique… Par ce livre, je tente de faire écho à ces conversations, de les poursuivre par cette longue lettre…”(p.11).
Cette approche relartionnelle se retrouve au premier plan dans la
vision de l’oeuvre divine telle que Frédéric de Coninck l’exprime dans
ce livre. “La question centrale qui est posée dans la Bible, c’est celle de la justice, du respect de l’autre et la possibilité d’accéder à une humanité pleine et entière…Ce qui compte, c’est d’édifier l’autre, de construire des relations, de réparer ce qui a été détruit: c’est là que gît la création authentique et le reste survient par surcroit comme il est dit (Mat 6/33) (p.306-307).
Darrel Cosden
Cette revalorisation de l’action dans le travail et dans l’engagement
est une question qui correspond aujourd’hui à un besoin profond dans
l’univers chrétien. Cette même année 2006, un théologien britannique,
Darrel Cosden, vient de publier un livre innovant sur le même sujet: “La valeur céleste du travail terrestre” (The heavenly good of earthly
work)(4).
Pour en apprécier la portée, écoutons quelques commentaires qui en
situent la portée et l’importance.
* “Ce livre apporte un fondement biblique solide pour permettre au
chrétien de penser à la valeur éternelle d’un travail ordinaire sur la
bonne terre que Dieu nous donne”, écrit J. Richard Middleton, professeur d’études bibliques dans un collège méthodiste. “Cosden expose avec lucidité la tension entre l’enseignement de l’Eglise sur le salut et son appréciation du travail moins que biblique. D’une façon bien plus importante encore, il fonde sur l’Ecriture, une proposition théologique alternative. Ses analyses conjointes des implications de la résurrection de Christ (la seconde création NDLR) et les fondations de la culture humaine dans Genèse 1-11, amène Cosden à proclamer que même le travail de nos mains peut être sauvé et continuer jusque dans l’éternité comme un élément des nouveaux cieux et de la nouvelle terre que Dieu a en projet”.
* William Messenger, directeur d’un centre de recherche sur la foi et
l’éthique, abonde dans le même sens: “Il a fallu beaucoup de temps pour
que les théologiens nous expliquent en quoi ce que nous faisons dans
notre vie quotidienne est important aux yeux de Dieu. Finalement,
Darrell Cosden vient de le faire. Envisageant conjointement les grands
noms de la théologie protestante et catholique, les développements
théologiques récents et les éléments pertinents de la Bible, Cosden
vient de produire une solide argumentation montrant que ce travail
ordinaire a une valeur ultime parce qu’il survivra dans l’éternité…”
* David Smith, professeur de missiologie à Glasgow, évoque l’importance
capitale de ce livre pour une nouvelle compréhension de la mission
chrétienne au XXIè siècle: “Cette pensée peut être considérée comme une
théologie de libération pour les classes moyennes puisque ce livre nous
offre un potentiel pour transformer notre vision du monde, du culte et
de la mission, permettant aux chrétiens engagés dans toute une gamme de
professions de faire la différence dans un monde urbanisé”(5).
* Directeur du “London Institute for Contemporary Christianity,(6)
connu à Témoins pour ses initiatives novatrices, Mark Greene écrit dans
une analyse paru dans le bulletin de l’institut: “La plupart des
théologies du travail, qu’elles soient Augustiniennes ou Luthériennes,
donnent à penser aux chrétiens que la plupart des choses qu’ils font
durant la majorité de leur temps n’a pas de valeur éternelle. Cosden
examine des textes bibliques clef pour faire apparaitre en quoi, la
continuité et la discontinuité évidente dans le corps ressucité de Jésus et la nature du salut de l’ordre inanimé créé par Dieu, nous montrent comment le travail quotidien peut avoir une valeur éternelle” (7).
* Brian McLaren, bien connu sur ce site, a raison de dire que “Lorsque
nous avons terminé la lecture de ce livre, il n’y a pas que notre pensée sur le travail qui s’en trouve changée. Notre compréhension du message chrétien s’en trouve également extraordinairement enrichie” (5).
Il y a dans ce livre une rencontre entre le vécu et la réflexion
théologique. En effet , Darrell Cosden a lui-même rencontré au cours de
son itinéraire le manque de considération de certains chrétiens pour la
vie du monde. Engagé, un temps, dans la mission chrétienne en Russie
post-soviétique, il a perçu l’inadaptation du message délivré par des
missionnaires pour lequel le travail non religieux n’avait pas vraiment
de valeur. Une mission , à partir du travail, aurait un tout autre
visage, en mettant l’accent sur la réciprocité et le partage.
Ce livre élargit l’horizon. Il nous parle de la dimension cosmique du
projet de Dieu. Dieu accorde une place aux hommes dans ce projet. A
partir de textes du Nouveau Testament, Darrell Cosden montre que Dieu
nous appelle à un “partenariat” avec Lui. Paul n’écrit-il pas que nous
sommes “cohéritiers” avec Christ. “Dans le travail ordinaire, les êtres
humains sont des apprentis de Dieu, ses “co-ouvriers” (co-workers) . Le
travail ordinaire dans ce monde est un projet conjoint entre le maitre
et ses apprentis…”(p.98)
Théologie du travail. Théologie de l’action. Nous venons de présenter
trois approches différentes, mais complémentaires.
* Brièvement, celle de Marie-Dominique Chenu.
* Plus longuement, celle de Frédéric de Coninck, mais si loin de compte
par rapport à cet univers foisonnant qui se présente à nous comme un
chemin qui se déroule en nous ouvrant sans cesse des perspectives.
* Beaucoup trop rapidement, l’approche de Darrell Cosden, puisqu’en
présence d’une oeuvre dense, originale, incisive, il nous a paru
préférable, dans les limites de cette introduction, de la faire
connaitre à travers un jeu de mirroirs: des commentaires qui disent
l’originalité et l’importance de cette approche;
Alors cette invitation à la lecture est aussi un encouragement. Il y a du grain à moudre! Agir, travailler, militer. Bonne rentrée! (8)
Jean Hassenforder
Aout 2006
(1) Coninck( Frédéric). Agir, travailler, militer. Une théologie de
l’action. Excelsis, 2006
(Achat par correspondance: Librairie 7ici Tél 01 42 57 71)
Frédéric de Coninck est l’auteur de nombreux livres alliant compétences
biblique et sociologique. Il a écrit, notamment, plusieurs livres sur le thème de la justice (justice et abondance; puissance; connaissance;
pardon).
(2) Dans le champ de l’Eglise émergente, les livres de Stuart Murray,
Michael Moynafh, Pete Ward, Brian McLaren convergent en ce sens. Des
commentaires de ces ouvrages sont disponibles sur ce site à la rubrique:
Groupe de recherche.
(3) Voir le chapitre sur Marie-Dominique Chenu, écrit par Bruno Chenu,
in: Neusch (Marcel), Chenu (Bruno). Au pays de la théologie. Centurion,
1994 (Foi vivante 347)
Commentaire sur ce site: Au pays de la théologie: rubrique: Foi et
Culture. Livres.
(4) Cosden (Darrell). The heavenly good of earthly work. Paternoster,
2006.
(5) Textes en avant pages
(6) Le London Institute for Contemporay Christianity mène de nombreux
projets pour une présence de la foi chrétienne dans nos sociétés: vivre comme disciples de Jésus Christ. Comprendre, à travers des recherches, les mentalités contemporaines. Vivre notre vie de travail en chrétien…
Site internet: www.licc.org.uk
(7) Bulletin EG, Edition 18, July 2006
(8) Cet article renvoie également au texte: Pour une société juste,
publié sur ce site dans la rubrique: Actualités. Sur l’agenda, notons la session des Semaines sociales de France sur le thème: Une société juste?
(24-26 novembre 2006)