Dans les dernières décennies, l’influence des églises a décru dans les pays occidentaux. Si l’ampleur de ce recul est sensiblement différente selon les pays, la tendance est analogue. Face à ce phénomène, les attitudes peuvent varier. Certains envisagent l’avenir avec fatalisme, faute d’apercevoir une issue. D’autres au contraire acceptent de se confronter avec la réalité pour découvrir des approches nouvelles. Cette seconde attitude est courante en Grande-Bretagne où de nombreux auteurs allient foi et lucidité. Le livre de Michael Moynagh : « Changing World, Changing Church », s’inscrit dans ce courant (1). Mais il mérite également une attention particulière. En effet l’auteur est à la fois un expert en prospective et pasteur anglican. Dans son livre, il s’inspire des analyses sociologiques et en même temps, il accompagne ces analyses par des études de cas montrant combien des actions innovantes peuvent ouvrir un avenir. Ainsi cet ouvrage a reçu un accueil chaleureux en Grande-Bretagne. Quelles que soient les spécificités du contexte, ce pays s’inscrit dans la culture de l’Europe occidentale. Ainsi ce livre nous paraît extrêmement instructif.
La crise des églises en Grande-Bretagne
La pratique dominicale n’est qu’un indicateur parmi d’autres. Mais le déclin de cette pratique tant en Grande-Bretagne que dans d’autres pays d’Europe occidentale n’est pas sans signification, ni conséquence.
D’après les enquêtes menées périodiquement, en 1979, 11,7% des britanniques fréquentaient une église le dimanche. Le pourcentage va en diminuant : 9,9% en 1989, 7, 5% en 1998. Au cours de la dernière décennie, la chute s’est accélérée malgré les campagnes d’évangélisation. Peter Brierley commente cette situation dans un livre au titre significatif. « The ride is running out » (2). Si “la marée recule au galop”, son analyse montre la complexité du phénomène.
Cependant le défi est là. Comme l’explique un ecclésiastique anglais cité par P. Brierley : « En raison du déclin si important des églises, il semble probable que ce qui demeure de la foi chrétienne pour la plupart des anglais, continuera à s’exprimer plus ou moins sans église, à moins que les églises deviennent radicalement différentes » (2a).
Michael Moynagh part des mêmes données et il se réfère aux théories sociologiques pour les interpréter. L’appartenance recule-t-elle parce qu’il y a moins de croyance ? Cette explication semble partielle. Une sociologue anglaise réputée, Grace Davie, propose une autre interprétation : la croyance persiste, mais ne s’exprime plus dans la fréquentation des églises. C’est la foi sans appartenance : « faith without belonging ». Cependant comme l’indique un autre sociologue : Robin Gill, le déclin de l’appartenance n’est pas sans induire un certain nombre d’effets. En particulier, la socialisation des jeunes dans une dynamique chrétienne est sérieusement perturbée. Ainsi selon une enquête, les adultes qui ne vont pas à l’église sont trois fois plus nombreux à croire en Dieu s’ils ont fréquenté régulièrement une église dans leur enfance (1a). Tout ceci ne nous dit pas pourquoi la fréquentation d’une église est devenue impopulaire. Lorsqu’on évoque l’individualisme croissant, l’explication n’est pas suffisante puisque de nombreuses associations sont actuellement en progrès. Comme l’indique Michael Moynagh : « Les gens n’ont pas abandonné les groupes. Ils s’en vont de certaines catégories de groupes dont l’Église fait partie. « Ce n’est pas mon genre », disent-ils ». En fait cette situation tient largement au fait que l’église est de plus en plus déconnectée des réseaux de sociabilité.
L’Église est de plus en plus séparée du monde du travail. Il s’est produit une dissociation croissante entre la vie domestique et la vie professionnelle qui s’est traduite dans un éloignement géographique.
Aujourd’hui, l’expansion du travail féminin renforce cette tendance. Or dans le passé, le travail était envisagé comme une contrainte. Il est de plus en plus perçu comme un lieu où on peut exprimer sa personnalité.
C’est du moins un souhait qui va croissant. L’Église est largement absente de cet univers.
Et, en même temps, le recul des églises est corrélé avec le développement de la consommation. Dans le passé, l’église était un cadre de vie dans lequel les gens trouvaient leur identité, une réponse à leur besoin de sociabilité, un sens de la vie. Aujourd’hui, l’univers de la consommation et des loisirs répond à beaucoup d’attentes. Les gens s’expriment et s’accordent dans des consommations communes (« Elle aime la même musique que moi »). Leur emploi du temps est structuré par les courses et les activités de loisir. Des réseaux de sociabilité s’organisent dans le temps libre. Et souvent la consommation engendre un certain bien-être. L’Église est bien souvent éloignée de cette ambiance et de cette vitalité.. Elle a beaucoup à apporter. Mais il lui faudrait mettre en valeur cet apport. Or, les gens se reconnaissent sur des intérêts communs qui se manifestent dans l’univers des loisirs. Vont-ils trouver dans les églises des « gens comme eux » ? Comme l’indique la sociologue française Danièle Hervieu-Léger, la « civilisation paroissiale » est maintenant caduque (4). L’Église doit inventer de nouveaux rapports avec la société.. Mais dans quelle mesure y parvient-elle actuellement ? C’est la question que pose Michael Moynagh. « L’Église a quitté le terrain de jeu. Elle s’est enfuie du monde du travail, de la société de consommation et des réseaux où les gens en trouvent d’autres comme eux. Au moment où il faudrait établir des liens avec un univers où l’on recherche désormais un rapport personnalisé : « It must fit me – cela doit m’aller », l’Église se tient dans un splendide isolement en offrant un produit standardisé qui assure que c’est aux gens de venir à nous. Aujourd’hui ce produit ne peut plus toucher la vie quotidienne des gens. Est-ce surprenant que si peu désirent s’impliquer. Mais comme de moins en moins de gens appartiennent, de moins en moins seront également en situation de croire » (1c). Alors il faut s’engager dans une voie nouvelle dans laquelle les gens pourront se connecter.
Une société en plein changement
Le changement social et culturel engagé dans la seconde moitié du XXème siècle se poursuit sans discontinuer. Quelles sont aujourd’hui les principales lignes de force des transformations en cours ?
Il y a tout d’abord une tendance à l’individualisation. Les produits, les services sont conçus pour répondre à des besoins très diversifiés. « It must fit me » « Cela doit m’aller », demandent les consommateurs.
Depuis les années 80, une nouvelle étape apparaît dans la consommation de masse : la prise en comptes des spécificités individuelles, le développement de la personnalisation. Par exemple, le consommateur devient partenaire avec celui qui va concevoir le produit qui lui est destiné : vêtement ou support technologique.
Le progrès de l’individualisation se manifeste également dans l’organisation du travail. On prend de plus en plus en compte les compétences et les intérêts personnels. Parallèlement, des unités de travail plus petites et plus indépendantes se dessinent, mais elles participent à des réseaux où leur activité peut s’inscrire à une échelle plus vaste.
Bref, on quitte l’univers de l’uniformité : la production de masse, la consommation de masse et, de plus, le gouvernement de masse traitant les gens d’une façon bureaucratique à travers des règles standardisées.
« Nous passons d’un monde du prêt à porter au modèle des tailleurs ». Cette évolution est portée par de grands mouvements. En élargissant les marchés, la globalisation permet à des produits typés de trouver une niche favorable. Si deux ou trois personnes dans une ville peuvent aimer une chanson bien particulière, le fait qu’il puisse y en avoir un petit nombre également dans d’autres villes permet le développement d’une audience appréciable. L’expansion d’un public aisé et cultivé crée des opportunités. En critiquant les théories uniformisantes, l’approche post-moderne va aussi dans le sens de la personnalisation. Bien sûr, dans cette évolution, l’égoïsme peut être au rendez-vous, mais la reconnaissance croissante de la personne et l’attention qui lui est portée correspondent bien au message de l’Évangile.
Les églises s’inscrivent encore bien souvent dans un monde standardisé. « Venez et rejoignez notre église » est une invitation qui présume que « notre église convient aux gens que nous invitons » (1d). Désormais, il faut être plus sensible aux souhaits et aux besoins spécifiques. Michael Moynagh évoque l’exemple de deux églises de Bristol qui se sont associées pour développer une service à l’attention des personnes âgées qui ne venaient pas à l’église. Ce service conçu à l’intention de gens en recherche comprenait du théâtre, un interview, deux cantiques bien connus, un chant séculier sur le thème choisi… et le thé (1e). Ces services ont répondu à trois besoins spécifiques : un lieu d’appartenance, un sens familial et un espace ouvrant un espoir pour le futur. Les participants ont demandé un développement de cette
initiative. Au lieu de faire venir ces gens dans une église déjà établie, l’église s’est construite à travers eux. Elle s’est personnalisée.
Ce mouvement général s’accompagne d’une expansion des choix. Cette expansion est une grande opportunité, mais aussi un défi. Comment gérer ces nouvelles possibilités ? À l’aube de la mutation de la France, dans les années 50 et 60, cette question était déjà évoquée par un économiste philosophe, Jean Fourastié (5). Il y a bien là un nouvel horizon. Michael Moynagh montre que les gens d’aujourd’hui ont besoin d’être aidés pour effectuer leur choix. Ainsi il y a de plus en plus d’agents qui jouent un rôle de conseiller dans tous les domaines : les achats, les finances, les assurances, le tourisme. Et d’autre part, on a de plus en plus besoin de points de repère. À cet égard, les marques jouent un rôle croissant. Elles sont entendues ici dans un sens large comme « des produits, des magazines, des célébrités, des programmes de télévision qui attirent une large audience ». « Elles incarnent des valeurs et des relations avec lesquelles les gens peuvent s’identifier » (1f). Elles influencent les comportements et les genres de vie. Evidemment ces nouvelles propositions sont tributaires de nombreux intérêts. Les valeurs dont elles témoignent sont mélangées. Si elles participent à l’orientation du public, comment s’orienter soi-même à travers toutes ces suggestions ? Les églises sont ainsi confrontées à de grands besoins : « aider les gens à trouver un chemin dans la vie en leur offrant une source d’identité et en développant des valeurs dignes d’être vécues » (1g). Mais pour y répondre, il faut être attentif aux modes de communication. Par exemple, quelles images les églises suscitent-elles ? Dans une recherche visant à expliquer les attitudes
des gens vis-à-vis de l’église anglicane, des interviews ont fait apparaître des réactions négatives chez les jeunes.
L’un d’entre eux avait dessiné une cage avec un lion dedans. « Voici ce que l’église fait de vous. Elle vous attire et vous dévore » (1h). Où avaient-ils été chercher ces images négatives ? L’enquête a montré que les médias n’en étaient pas responsables, mais que ces points de vue provenaient de commentaires de gens qu’ils connaissaient et qui s’étaient rendu à l’église, peut-être pour un mariage ou pour un enterrement. Si l’église locale veut être bien considérée, elle doit veiller à ce que tous ceux qui entrent en contact avec elle en ressortent satisfaits. Pour être présente dans la société actuelle et y jouer un rôle à l’instar des marques et des pôles d’influence, les églises doivent être en dialogue permanent avec les gens. C’est un appel à se « connecter avec les préoccupations quotidiennes des gens en leur offrant une aide pratique dans leurs choix au jour le jour » et aussi « à répondre avec flexibilité aux différents groupes » (1i).
La société actuelle se caractérise également par une forte distinction entre l’univers de la consommation et l’univers du travail. Dans le cadre des loisirs, les mentalités ont profondément changé au long des dernières décennies. En effet, la multiplicité des choix permet à des expériences diverses de se côtoyer ou même de se superposer. Une culture « mosaïque» est apparue. Au regard de propositions multiples, un processus de «bricolage» se développe. Par contre dans l’univers du travail, d’autres valeurs l’emportent. Il y a des principes à respecter pour atteindre les objectifs. La pensée séquentielle continue à prévaloir. La cohérence est valorisée, notamment dans l’examen des itinéraires professionnels. Des tendances communes, comme la valorisation de la relation et de l’autonomie apparaissent dans ces deux univers contrastés, mais ils restent néanmoins très différents.
Pour se connecter avec la nouvelle société, les églises sont appelées à prendre sérieusement en compte ces deux univers. Dans le monde du travail, la formation se branche sur des questions qui ont souvent une dimension spirituelle : la confiance par exemple. Et d’autre part dans ce milieu, l’argumentation peut continuer à s’exercer dans la présentation du message. Dans l’univers des loisirs, une approche plus festive est requise. C’est le vivre ensemble dans des repas, l’accent sur l’expérience, la prise en compte des médias. Les églises doivent donc s’adapter à des styles de pensée différents. Là encore, elles sont appelées à diversifier leurs approches.
Vers une offre nouvelle
Un bon diagnostic est un facteur de pertinence accrue. Par ailleurs, M. Moynagh note également des évolutions favorables. Les générations nouvelles sont moins affectées qu’autrefois par des représentations négatives vis-à-vis des églises. Elles sont davantage prêtes au changement. Les aspirations spirituelles sont fortes. En France, la sociologue Danièle Hervieu-Léger fait d’ailleurs le même constat. Les données anglaises sont éloquentes à cet égard. Une enquête réalisée en 2000 par la BBC’soul of Britain révèle que 76% de la population déclare avoir eu une expérience religieuse. Ce pourcentage est en hausse de 59%
par rapport à il y a dix ans et de plus de 110% par rapport à il y a vingt cinq ans (1j). Un peu partout en Grande-Bretagne, des églises commencent à saisir les opportunités nouvelles.
Michael Moynagh est codirecteur d’une recherche en prospective, le projet pour demain. Pour développer une vision du lendemain, il y a une technique qui consiste à construire des scénarios, c’est-à-dire des descriptions alternatives de ce que à quoi le futur pourrait ressembler.
Qu’est-ce qui pourrait advenir si tel ou tel changement intervenait ? M. Moynagh rappelle que la construction de tels scénarios a beaucoup aidé les sud-africains à s’engager dans la période de transition après l’apartheid.
Mais quel pourrait être le paysage chrétien en 2020 ? Et par exemple, quelle pourrait être à cette date la situation des églises dans une ville moyenne anglaise comme Nottingham ? Une carte nouvelle apparaît. Elle est caractérisée par la diversification et l’apparition de
«congrégations» nouvelles, c’est-à-dire au sens ou l’entend l’auteur, de communautés ou l’on adore Dieu avec toutes les expressions appropriées (1k), en fait de petites églises qui se relient par ailleurs aux autres églises en terme de réseau.
Ainsi, observe-t-on des « congrégations » qui rassemblent des jeunes, d’autres qui se forment à partir de goûts musicaux, d’autres encore qui se développent à partir d’une situation sociale commune : parents vivants seuls, personnes ayant un handicap commun.
L’Église prend ainsi forme dans des réseaux d’affinité. Il y a une église pour les gens qui travaillent dans les affaires. Elle se réunit le lundi matin de bonne heure avant la dispersion qui se réalise durant la semaine, mais les personnes continuent à garder contact par Internet
durant les jours de travail. Il y a une « congrégation » des amateurs de danse, une autre qui rassemble des supporters du club de football de la ville. Bref, l’Évangile se répand à travers des milieux très divers.
Récemment un article, paru dans le journal Le Monde, évoquait les chrétiens amateurs de surf qui, à partir d’une initiative australienne, avaient formé une association internationale qui venait d’éditer une Bible à l’intention de ce public (6).
En 2020, à Nottingham, il existerait toujours une paroisse classique qui rassemble le dimanche des publics diversifiés, mais d’autres formes d’églises se sont développées. Elles se relient les unes aux autres à travers des modes de collaboration eux-mêmes très divers. Leurs membres participent à des groupes communs centrés sur telle ou telle activité, par exemple la guérison ou l’entraide sociale. Il y a un réseau de cellules de prière. Les leaders des différentes églises se réunissent entre eux périodiquement. Les dénominations classiques jouent un rôle de référence auprès de telle ou telle « congrégation ». Il y a aussi dans l’année des rassemblements communs mettant en œuvre des formes d’expression diverses et même un « banquet de la moisson » où toute la ville est invitée à la mi-septembre.
De fait, ce rêve à caractère prospectif s’appuie sur des expériences aujourd’hui en cours dans toute la Grande-Bretagne. Ce sont des églises rassemblant des jeunes, des services à l’intention des personnes en recherche, inspirés notamment par l’église Willow Creek, des « cultes alternatifs », des églises renouvelées par les cours Alpha ou même issues de ces cours, des groupes de chrétiens se réunissant dans l’environnement du travail parfois en relation avec des initiatives de formation, des célébrations en milieu de semaine, des églises de maison, des réseaux de groupes de prières couvrant une ville entière et intercédant à cette échelle.
Une nouvelle conception de l’Église
Certains pourraient s’interroger. Dans quelle mesure l’insertion de l’Église dans un tissu diversifié où elle s’inscrit dans les niches sociales et culturelles et épouse les réseaux d’affinité n’aboutit-elle pas à un émiettement, facteur de discrimination pour certains milieux et de désunion progressive. Et plus, par rapport à la conception dominante de l’Église où se côtoient chaque semaine des milieux différents et qui invoque la pensée biblique à l’appui de son ecclésiologie, n’y a-t-il pas dans cette évolution une déviation périlleuse ? Michael Moynagh répond à ces objections en s’appuyant à la fois sur une analyse de la réalité sociale et culturelle et sur l’inspiration qui nous est offerte par le Nouveau Testament. Le souci de l’unité ne peut se fonder sur une conception valorisant inconsciemment ou implicitement l’uniformité et résultant des prétentions d’un appareil ecclésiastique. À cet égard, la référence à la tour de Babel est très parlante. Souvent dans l’histoire, le refus de la diversité a ouvert la voie à la domination. Qui prend le contrôle lorsqu’on met ensemble des gens très différents ? Ce sont bien souvent ceux qui sont les plus aisés et les plus cultivés. Et d’autre part, l’innovation si nécessaire pour répondre aux sensibilités nouvelles, est pratiquement empêchée dans un schéma ou prévaut une autorité centralisée et hiérarchique. De fait, l’unité devrait reposer sur la collaboration. Et aujourd’hui, il y a des mouvements dans l’Église qui vont dans ce sens en écho avec les nouveaux modes de relation et de communication qui se développent dans la société globale.
Il ne s’agit pas de supplanter les formes traditionnelles par des formes nouvelles, mais de permettre à ces dernières d’émerger. Il y aura à la fois des églises fondées sur le voisinage et d’autres arrimées à des réseaux. Des églises non dénominationnelles pourront apparaître, mais les dénominations classiques conserveront généralement un rôle de référent. Elles pourront mettre en œuvre leurs ressources en collaborant sur le terrain.
Lorsque nous nous reportons au Nouveau Testament, nous constatons que les premières églises se sont inscrites dans des maisonnées ayant chacune des caractéristiques sociales et culturelle différentes. La première Église s’est ainsi insérée dans des « niches » socioculturelles (7). L’analyse du leadership en fait ressortir la variété et notamment le rôle des femmes. Il y a également une diversité de styles et d’accents théologiques. Mais en même temps, il y a un dynamisme commun et des modes de collaboration qui assurent l’unité de
l’ensemble. Nos pratiques d’aujourd’hui peuvent s’inspirer de ce paradigme et de cet exemple.
Dans le monde d’aujourd’hui, les gens ont besoin d’églises vivantes.
C’est le plus souvent à travers des relations sociales et la rencontre d’une communauté chrétienne que les gens viennent au Seigneur (1m). En regard des excès de l’individualisme contemporain, la foi chrétienne en un Dieu trinitaire fonde la perspective d’une relation entre des personnes.
Comment concevoir l’Église aujourd’hui ?
« Nous sommes partis des tendances sociales », nous dit Michael Moynagh, « en partie parce qu’elles créent le contexte pour la mission, mais aussi parce que Dieu est actif dans la société. Le Saint-Esprit agit dans la vie des gens longtemps avant que quelques uns d’entre eux
viennent à la foi chrétienne. La littérature de sagesse de l’Ancien Testament assume que cette sagesse séculière fait partie du projet de Dieu. Répondre avec discernement aux aspirations du monde, c’est répondre à ce que Dieu est déjà en train de faire » (1n).
« Le paradigme de la mission : « Nous viendrons à vous » pose des questions radicales à l’Église. Ce paradigme engendre la communion parce qu’il porte l’unité dans la diversité et non l’uniformité. Cette unité s’établit non en concentrant des gens différents dans un même lieu, mais en développant la collaboration. L’Église ne peut joindre les fragments de la société que si elle les a d’abord rejoints » (1o).
Questions pour la France
a France et la Grande-Bretagne présentent des contextes différents mais les enjeux au plan spirituel sont les mêmes. Dans quelle mesure l’analyse et la stratégie présentées par Michael Moynagh peuvent-ils éclairer la réflexion prospective en France ? Sans entrer dans une
approche comparative qui dépasserait ici le cadre de notre propos, voici quelques pistes pour avancer dans la réflexion.
Tout d’abord, si les contextes nationaux présentent des spécificités, il y a également, à travers l’histoire, des courants communs qui les traversent à travers des échanges interculturels. Et par ailleurs, des transformations sociales, économiques et culturelles communes à l’échelle de la planète produisent des effets analogues, même si elles sont reçues et interprétées différemment.
Lorsque Michael Moynagh décrit les tendances économiques et culturelles à l’œuvre aujourd’hui en Grande-Bretagne, ce phénomène s’inscrit dans des transformations en cours au plan international. Dans son livre : « l’homme flexible » (8), Frédéric de Coninck a mis en perspective les changements actuels en France. Ces changements s’inscrivent ainsi dans
une évolution mondiale.
Les mêmes facteurs sont à l’œuvre en France et en Grande-Bretagne. Peut-être la société britannique accueille-t-elle plus tôt et plus rapidement les progrès de l’autonomie et les conséquences qui en résultent. Mais en décrivant les transformations sociales et culturelles
en cours et en faisant apparaître les questions qui en résultent pour les églises, Michael Moynagh met en évidence des enjeux qui valent également pour la France.
À partir de son analyse, Michael Moynagh présente une stratégie pour les églises. Si cette perspective s’inspire d’une imagination prospective, elle s’appuie également sur une analyse des innovations en cours qui balisent le changement et à partir desquelles on peut percevoir et esquisser des orientations nouvelles (9). Ces innovations se situent en majorité dans le champ anglo-saxon, mais manifestement leur portée est générale.
Certes il y a, en Grande-Bretagne, des facteurs originaux comme le dynamisme des activités chrétiennes et un pluralisme qui joue en faveur de l’innovation. En regard, si le renouvellement de l’offre face aux aspirations nouvelles est bien un problème commun, le paysage religieux en France est sans doute moins propice à la prise en compte de cet enjeu. Il n’y a pas actuellement en France l’effervescence féconde de la remise en question et de l’innovation à laquelle on assiste en Grande-Bretagne.
Si le pluralisme commence à se faire jour dans notre pays, l’institution religieuse dominante reste marquée par une structuration hiérarchique qui n’encourage pas la prise en compte du changement culturel et qui ne favorise pas les innovations. Cependant le milieu correspondant est également parcouru par un ensemble de courants ponctués par des initiatives qui traduisent le même souhait de répondre aux aspirations spirituelles (10). D’autres milieux chrétiens animés par une dimension militante peuvent aujourd’hui sortir du champ défensif dans lequel ils s’étaient positionnés en raison de leur caractère minoritaire. Moins imbriqués dans un contexte où le patrimoine et les traditions exercent une influence notable, ils peuvent mettre l’accent sur d’autres aspects comme une prise en compte plus engagée du changement culturel. Plus généralement, la stratégie préconisée par Michael Moynagh sera d’autant plus fructueuse qu’elle pourra se développer dans un climat de confiance. Les crispations dans les églises, les craintes dans la société globale sont des handicaps à surmonter. Elles sont d’ailleurs en partie suscitées par des contradictions entre le changement économique et culturel décrit par M. Moynagh et les rigidités de la société traditionnelle. En France aujourd’hui, des peurs de toutes sorte montrent qu’il reste du chemin à faire pour parvenir à « une société de confiance ». Mais en regard la Grande-Bretagne n’est pas non plus dépourvue de tensions.
L’approche développée par M. Moynagh met en avant une manière nouvelle de faire église. Il appelle à la création de communautés chrétiennes épousant la nouvelle dynamique socioculturelle en les invitant à aller jusqu’au bout de leur vocation, c’est-à-dire d’entrer en pleine responsabilité dans une expression collective de la foi. C’est une Église hors les murs qui apparaît, l’église locale reliant ces communautés, ces « congrégations » à l’Église universelle. Michael Moynagh intitule son livre : « Changing world. Changing church ». Les
transformations actuelles du monde nous appellent à une vision nouvelle, à une véritable mutation dans notre façon de penser l’Église. Voici un ouvrage à lire en profondeur et à utiliser comme point de départ pour un débat sur la prospective de l’Église.
P.S. : ce livre a été traduit en français avec pour titre “L’Eglise autrement” aux éditions Empreinte.
Jean Hassenforder
Notes
(1) Moynagh (Michael) Changing world. Changing church, Monarch books, 2001 1a : p. 69 ; 1b : p. 71 ; 1c : p. 79 ; 1d : p.33 ; 1e : p. 34 ; 1f : p. 39 ; 1g : p. 42 ; 1h : p. 44 ? 45 ; 1i : p. 48 ; 1j : p. 86 ; 1k : p.153-154 ; 1m : p. 162 ; 1n : p. 139 ; 1o : p. 155 ; 1k « L’adoration, le culte sera au cœur de la vie de la congrégation. La plupart des dénominations s’accordent pour entendre que cela recouvre la louange, la confession, la prière, le ministère de la Parole et les sacrements du baptême et de la sainte communion ».(2) Brierley (Peter), “The tide is running out”, Christian Research, 2000 2a: p. 30
On observe une baisse analogue en France. La pratique cultuelle au moins une fois par mois tombe de 18% à 12% de la population de 1981 à 1999. La chute est très prononcée dans la génération de 18 à 29 ans (de 11% à 5%) (source : Les valeurs des français, A. Colin, 2000, p. 137). Il n’y a pas en France d’effort d’analyse et d’observation à l’intérieur de l’univers chrétien comparable à celui qui est mené en Grande-Bretagne par la « Chritians Research Association ».
(3) Grace Davie est l’auteur d’un livre traduit en français. Davie (Grace), La religion des britanniques de 1945 à nos jours, Labor et Fides, 1996.
(4) On se reportera aux derniers livres de Danièle Hervieu-Léger.
Hervieu-Léger (Danièle), Le pèlerin et le converti, Flammarion, 1999.
Hervieu-Léger (Danièle), La religion en miette ou la question des sectes, Calmann-Lévy, 2001.
(5) Dans le contexte du grand développement économique qui s’est installé en France pendant les trente années qui ont suivi la seconde guerre mondiale, les « trente glorieuses », Jean Fourastié a non seulement analysé les modalités de ce développement exceptionnel, mais il a réfléchi aux conséquences sociales et culturelles. Il a ainsi écrit de nombreux livres en ce sens.
(6) Thérin (Frédéric), « La « Bible des surfeurs » célèbre le Dieu qui fait bouillonner la mer », Le Monde, 19 juin 2002, p. 1
(7) Cette perspective est développée dans un article récent.
James (Simon), Church for the new millenium. What does the Bible say? Christianity and Renewal, march 2002, p. 12-16.
S. James est l’auteur du livre : Discovering the New Testament, Crossway, 2000.
(8) Coninck (Frédéric de), L’homme flexible et ses appartenances, L’Harmattan, 2001.
(9) Nous avions nous-même utilisé une approche comparable dans une analyse du changement en éducation.
Hassenforder (Jean), L’innovation dans l’enseignement. Un avenir qui se construit sous nos yeux, Casterman, 1972.
(10) Cette situation contrastée est analysée dans une littérature qui a été régulièrement présentée dans le magazine Témoins. Les obstacles opposés au courant réformateur mis en œuvre à partir du Concile Vatican II comme les aléas de la gestion du changement par une institution hiérarchisée engendrent une situation difficile. Cette situation peut également être analysée en terme de changement de culture.
Hassenforder (Jean), « À monde nouveau, église nouvelle », Parvis, n° 13, mars 2002, p. 5-6.
(11) Si le développement requiert la confiance, celle-ci est le produit d’un ensemble de dispositions culturelles fortement connotées à une dimension spirituelle. À partir d’une approche historique mettant en valeur la contribution protestante, Alain Peyrefitte s’attache à tracer une voie pour la promotion d’une société de confiance en France.
Peyrefitte (Alain), La société de confiance. Essai sur les origines et la nature du développement, Odile Jacob, 1995.
Références: Groupe de recherche “Témoins”