Dans son nouveau livre : « Church for every context », Michael Moynagh apporte des éclairages théologiques, sociologiques et pastoraux autour du progrès des nouvelles communautés chrétiennes (Fresh expressions) en Grande-Bretagne. Quel est le nouveau paysage social et culturel et en quoi appelle-t-il une nouvelle manière de faire église ?
Dans une perspective historique et sociologique, experts et observateurs s’entendent pour constater la mutation actuelle de la vie sociale. Ce thème est abordé par Michael Moynagh dans son nouveau livre : « Church for every context » (1). On sait combien cette personnalité a joué un rôle pionnier dans la promotion de l’Eglise émergente en Grande-Bretagne (2). Expert en prospective, il a attiré l’attention sur l’écart croissant entre les églises classiques et l’évolution des mentalités. Il a mis en valeur les innovations qui se développent pour répondre à ce déphasage. Pasteur et théologien, il a contribué à la prise de conscience de l’Eglise anglicane qui a su prendre la mesure de la situation en développant un concept d’« économie mixte » qui reconnaît église classique et église émergente en thème de parité. En conséquence, depuis quelques années en Grande-Bretagne, on assiste à un vaste essor de communautés nouvelles : les « fresh expressions ».
Aujourd’hui, dans ce livre : « Church for every context », Michael Moynagh nous propose une première synthèse qui comprend à la fois un bilan des nouvelles pratiques et une réflexion théologique. Cet ouvrage a reçu un accueil enthousiaste des personnalités engagées dans cette approche. Ainsi Stuart Murray Williams (3) écrit à ce sujet : « Michael Moynagh a produit un livre remarquable qui va devenir un texte de référence sur les « fresh expressions » et les églises émergentes qui sont en train d’explorer des pratiques nouvelles pour opérer contextuellement dans une culture en changement. Vaste dans son champ, interdisciplinaire dans son approche, fruit d’une recherche approfondie, clairement écrit et argumenté, ce livre a une valeur incomparable aussi bien pour les praticiens que pour les chercheurs ».
Les différentes facettes de ce livre méritent chacune une prise en compte. Dans ce texte, nous nous attachons au chapitre consacré à la sociologie.
Perspectives sociologiques
Dans ce chapitre, Michael Moynagh analyse l’écart qui s’est creusé entre les églises et une société en transformation. Il conjugue trois approches : le débat sur la sécularisation, les discussions autour de la recherche de l’expression personnelle dans une culture post-matérialiste et les écrits de Manuel Castells sur le développement d’une société en réseau. Le chapitre s’ordonne ainsi en trois parties : le tournant ecclésial, le tournant éthique, le tournant social et économique.
Moynagh résume le premier tournant en ces termes : « L’église est poussée vers le bord de la société. Cette situation reflète l’échec de l’église pour s’adapter aux changements sociaux. L’église s’est de plus en plus limitée dans sa pertinence, son ouverture et son organisation ». L’apport de l’Eglise anglicane, dans son approche : l’Eglise en forme de mission (« Mission-shaped Church ») (4), « peut être envisagé comme une hypothèse : Que Dieu va utiliser les nouvelles églises contextuelles pour aider l’église à devenir plus pertinente et plus ouverte, puisque ce mouvement prend forme dans tous les milieux de vie » (p 82).
Et de même, en s’inspirant de Manuel Castells, il met en évidence le développement d’une nouvelle forme sociale : la société en réseau (« Network society »). Le monde nouveau a pour origine trois processus différents qui ont commencé à la fin des années 60 et au début des années70 : la révolution des technologies de l’information, la crise de structure économique et le développement d’un mouvement social et culturel orienté vers la promotion des idées libertaires, des droits de l’homme, du féminisme et de l’écologie. Dans la société en réseau, on passe d’une production de masse standardisée à la recherche d’une économie adaptée à des besoins individualisés. Les différents lieux s’interconnectent à travers un ensemble de flux (« space of flows »). De plus en plus, les réseaux deviennent le mode d’organisation préféré dans la plupart des sphères de la vie. Bien entendu, ces transformations interpellent les églises puisqu’elles se sont historiquement constituées sur un mode territorial.
Ces transformations induisent le développement de nouvelles formes d’église et permettent une interconnection (5). « La multiplication des réseaux induit le développement de la conversation dans la société et cette conversation donne naissance à des processus émergents. Ces processus engendrent un contexte culturel nouveau » (p 94).
Une nouvelle éthique sociale.
De plus en plus, les gens désirent vivre, non plus selon des normes imposées de l’extérieur, mais dans le mouvement de leurs expériences subjectives. Ce sont leurs besoins, leurs désirs, leurs capacités et leurs relations qui deviennent le premier cadre de référence (p 82). « C’est une nouvelle compréhension de ce qui est jugé bon…Les gens ont leurs propres manières d’accomplir leur humanité. Chaque personne est appelée à vivre ce qui est vrai pour elle… Plutôt que de se conformer à un modèle imposé par la société, la génération précédente, la religion ou l’autorité politique, les individus recherchent la possibilité d’exprimer une personnalité authentique, étant admis que cela ne doit pas faire de mal à d’autres » (p 89).
Cette tendance a été particulièrement décrite et étudiée par le philosophe et historien, Charles Taylor dans un livre traduit en français sous le titre : « L’âge séculier »(6) et dans lequel un chapitre entier est consacré à « l’âge de l’authenticité » (p 807-860). « En plus de l’individualisme moral, spirituel se répand désormais « un individualisme expressif ». L’expressivisme est une invention de la période romantique à la fin du XVIIIè siècle. Mais ce qui est nouveau est que ce type d’orientation de soi semble être devenu un phénomène de masse… Ce changement à grande échelle des acceptions générales du bien exige une nouvelle conception du bien… » (p 807-809).
Cette évolution des mentalités n’est pas limitée à un groupe de pays. Comme le montrent les enquêtes réalisées à l’échelle internationale par Ronald Inglehart (7), il y a aujourd’hui une tendance internationale dans laquelle les valeurs de survie reculent au profit des valeurs d’expression personnelle. Ces dernières se traduisent dans les rôles de genre, l’orientation sexuelle, le travail, la religion, l’éducation des enfants. Il y a là un tournant éthique profond. Dans la vie personnelle, l’expression l’emporte sur le suivi de l’obligation. Et cela se produit de plus en plus dans l’église (p 83).
Cette évolution est la résultante d’un ensemble de facteurs. Au cours de la seconde moitié du XXè siècle, le niveau de vie s’est élevé et a permis d’échapper aux contraintes les plus immédiates. Il y a eu également une évolution dans le travail. La production de masse, à laquelle Ford a attaché son nom, a reculé. Mais il y a encore aujourd’hui une tension entre autonomie et contrôle. Les individus utilisent leurs loisirs pour échapper à l’emprise d’un travail enrégimenté et cette tendance se manifeste aussi dans les attitudes vis à vis de la religion. « Les gens sont de plus en plus impliqués dans des spiritualités permettant une expression de liberté et de moins en moins dans des rôles manifestant des obligations religieuses » (p 84). Il y a aussi une évolution actuelle vers une « économie créative » dans laquelle le talent individuel se manifeste et qui répond à une expression des goûts de chacun. Les nouvelles technologies permettent de co produire, co innover et co consommer. L’esprit d’initiative se répand.
Ainsi une culture nouvelle apparaît. Michael Moynagh décrit quelques unes de ses caractéristiques.
Les gens se préoccupent avant tout de la vie quotidienne : la famille, les amis, les aspirations personnelles. La spiritualité s’établit en rapport avec ces préoccupations. Un chercheur britannique, Paul Heelas, a montré un intérêt croissant dans la spiritualité du bien être (« wellbeing spirituality »). La vie immanente a une composante éthique qui est également une caractéristique de cette culture. Les pratiques populaires associant le mental, le corps et l’esprit apparaissent comme une force éthique en faveur d’une vie bonne. La consommation elle-même est orientée par une recherche de sens et s’investit par exemple dans des cadeaux. « La vie immanente inclut le désir de faire le bien » (p 83). De plus en plus, les personnes vivent en relation avec d’autres. Les liens intergénérationnels se maintiennent ou vont croissant. La technologie contribue de plus en plus à la sociabilité.
Cette culture nouvelle interpelle les églises marquées par un héritage du passé en terme d’un accent sur l’obligation et d’une structuration hiérarchique. Mais il y a aujourd’hui en Grande-Bretagne des formes nouvelles de vie chrétienne qui apparaissent en réponse aux aspirations nouvelles (8)$$. Moynagh met en évidence quelques unes de ces orientations : une prise en compte des préoccupations quotidiennes dans l’inspiration de l’Esprit ; une convivialité respectueuse de la liberté de chacun ; des propositions spirituelles ou l’immanence et la transcendance peuvent se rejoindre (9).
Michael Moynagh évoque « des communautés chrétiennes dans tous les contextes de la société, apportant un soutien pratique aux gens, connectées avec le désir des individus de vivre une vie bonne, éveillant parfois un désir pour le transcendant et offrant un environnement amical à tous ceux qui désirent suivre une piste spirituelle » (p 87). Ces communautés sont appelées à se développer en réseau dans une société interconnectée.
Cette nouvelle éthique sociale et le nouveau genre de vie qui lui correspond se manifestent bien sûr aussi en France. Ce mouvement influe sur les conditions de la vie spirituelle et religieuse comme la sociologue Danièle Hervieu Léger l’a déjà mis en évidence (10). Le bilan présenté par Michael Moynagh nous aide à percevoir l’apparition d’un nouveau tissu social. En regard, on peut s’interroger sur les pratiques des églises. En des termes différents selon les dénominations, on perçoit les écarts entre ces pratiques marquées par l’héritage du passé et l’évolution des mentalités. Les données présentées par Michael Moynagh permettent de stimuler l’observation pour favoriser la mise en œuvre d’une imagination créatrice.
Jean Hassenforder
(1) Moynagh (Michael). Church for every context. An introduction to theology and practice. SCM Press, 2012. 490 p.
(2) Michael Moynagh a publié deux livres pionniers qui ont joué un rôle majeur dans la mise en route du courant de l’Eglise émergente en Grande-Bretagne. Ils ont été tous deux présentés sur ce site : Moynagh (Michael). Changing world. Changing church. Monarch book , 2001 ** Voir sur ce site ** Moynagh (Michael). Emergingchuch.intro. Monarch book, 2004 ** Voir sur ce site ** . En 2004, Michael Moynagh anime une conférence à Paris : « Le vécu, la pratique et la théologie de l’Eglise émergente » ** Voir sur ce site ** Sur ce site, on trouvera également une interview de Michael Moynagh en 2008 : « Où en est l’Eglise émergente en Grande-Bretagne ? » ** Voir sur ce site **
(3) Stuart Murray est également un pionnier de la rénovation des églises en Grande-Bretagne. Il a écrit un livre fondamental sur les conditions de la vie de l’église en post-chrétienté : Murray (Stuart). Post-christendom. Church and mission in a strange new world. Paternoster, 2004 ** Voir sur ce site **
(4) Mission-shaped Church : Church planting and fresh expressions of Church in a changing context. Church House Publishing, 2004
(5) Notre vision de la société et du monde est en train de changer dans la perspective d’une interconnection croissante. Tout se tient. Dwight Friesen nous montre comment l’Eglise est appelée aussi à changer, tant ssur le plan des pratiques que de la vision théologique : Friesen (Dwight). The kingdom connected. What the church can learn from facebook, the internet and other networks. Baker books, 2009. Mise en perspective ** Voir sur ce site ** :
(6) Taylor (Charles). L’âge séculier. Seuil, 2011. 1340 p.
(7) Un article sur ce site : « Eglise émergente et évolution culturelle » présente la recherche de Ronald Inglehart dans le cadre du « World values survey » et la recherche convergente sur le courant des « créatifs culturels ». ** Voir sur ce site **
(8) « Church for every context » dresse un premier bilan de la vie des « fresh expressions ». Quelques années plus tôt, un livre rendait compte du dialogue entre un chercheur, Nick Spencer et un théologien, Graham Tomlin et débouchait sur des propositions innovantes à l’intention des églises : Spencer (Nick), Tomlin (Graham). The responsive church. Listening to our world. Listening to God. Inter-Varsity Press, 2005. Voir sur ce site : « Une église capable de répondre au défi de notre temps » :** Voir sur ce site ** Un article de J. Drane et C. Partridge : « Expressions of spirituality », paru dans « Bible in transmission » (summer 2005), présentait l’évolution en cours de mentalités en tirant des enseignements d’une recherche de terrain sur le vécu de la religion et de la spiritualité dans une ville anglaise moyenne, Kendal, réalisée par le chercheur britannique, Paul Heelas. Les tendances mises ici en évidence par Michael Moynagh sont déjà présentes. Sur ce site : « Spiritualité et religion. Des représentation en mouvement et en tension ». ** Voir sur ce site **
(9) Le dialogue avec la nouvelle culture requiert une réflexion théologique. Michal Moynagh consacre une partie de son livre à cette réflexion. La pensée théologique de Jürgen Moltmann permet de reconnaître la présence de Dieu dans l’immanence, car il n’y a pas d’opposition en Dieu entre immanence et transcendance. Cette réflexion est très présente dans le livre ; Moltmann (Jürgen). L’Esprit qui donne la vie. Cerf, 1999. Sur le blog consacré à la pensée de Moltmann : « L’Esprit qui donne la vie », on pourra lire : »Vivre l’expérience de Dieu » ** Voir sur le blog **
(10) ** Voir sur ce site **, interview de Danièle Hervieu Léger : « L’autonomie croyante. Questions pour les églises »