Ecrite par Youozas Baltouchis (1), c’est l’histoire d’une belle âme d’homme, prisonnière d’un chagrin d’amour de jeunesse, l’histoire d’un isolement voulu mais contrarié par la Grande Histoire, celle de la Lituanie des années 1920 à 1950. C’est l’histoire d’une zone marécageuse que l’acharnement d’un homme parvient à domestiquer. C’est l’histoire des saisons qui se succèdent, du froid intense de l’hiver qui paralyse tout, au débordement de vie du printemps. C’est aussi une langue de la terre, de toute une civilisation rurale, qu’un petit lexique nous permet de découvrir, au-delà de la poésie des mots.
«Quand le cœur te tient, tu peux empêcher tes pieds de le suivre ? » répond Youza à son frère Adomas qui tente de lui faire comprendre qu’il pourra aimer de nouveau. (p22).
Alors, après le mariage de l’élue de son cœur, Youza décide de fuir son village, et vient s’installer dans un endroit improbable, au cœur des marais du Kaïrabalé, inhospitaliers et dangereux.
Nous regardons Youza y construire sa ferme, son puits, ses bains au bord de la rivière Pavirvé, planter ses pommiers, faire son miel, exploiter la terre du marais, remplir sa cave de réserves… Nous entrons dans sa vie, ses efforts, ses émotions refoulées. Lorsqu’on tente de remercier Youza, il répond invariablement : « trop de mots ! »
Youza, taciturne, solitaire, courageux, résistant par nature et par force : résistant au temps qui passe, car hors du temps ; résistant aux pouvoirs politiques qui passent, car il n’a rien à perdre ; devenant un sage presque malgré lui ; chez qui viennent se cacher les réfugiés du moment, patriotes, bolcheviks, juifs, ou fascistes (2), car qui viendrait les chercher ici ? Aux ennemis d’hier devenus fugitifs d’aujourd’hui, Youza ouvre sa maison de gré ou de force, et fait traverser le marais par des passes connues de lui seul : « … dans toute la région, un homme, un seul, avait su comment contourner les flottis des tremblants, un seul avait pu traverser d’un bord à l’autre l’immense seigne du Kaïrabalé sans se faire happer par ses gouilles innombrables. Le grand-père Yokoubas était cet unique passeur. » (p30) C’est ce que tous croyaient, mais le grand-père avait transmis toute sa connaissance à Youza.
La saga de Youza c’est aussi l’histoire de ce marais, qui tantôt grouille, tantôt se fige dans la glace. On se laisse prendre par ces descriptions qui nous plongent d’une saison à l’autre : « …Quels gels ! Ils avaient cadenassé le Kaïrabalé d’une berge à l’autre, claquemuré toute trace de vie… Comment croire que le printemps pût revenir, comment croire que la Pavirvé pût reprendre son chuchotement, que les bauges et les mollières se déverrouilleraient, que l’on entendrait à nouveau monter du sud le craquètement des grues ? » (p211)
Magnifiquement traduit, ce livre d’une grande poésie, tout en finesse, nous emporte dans un monde et une époque révolus, traversés par un homme à l’âme éternelle.
Marie-Thérèse Plaine
(1) Pseudonyme d’Albertas Juozénas, né en Lettonie en 1909, s’installe en Lituanie en 1918. Berger, puis ouvrier, il s’engage aux côtés des soviétiques pour lutter contre le nazisme, puis occupe plusieurs postes importants dans le parti communiste lituanien. Il meurt début 1991, juste avant la sortie de la Lituanie du bloc soviétique.
(2) Quelques mots sur l’histoire de la Lituanie pendant ces années 20-50, éclairant la vie de Youza :
– Premier pouvoir lituanien indépendant à la fin de la première guerre mondiale,
– Retour des bolcheviques qui installent soviets et kolkhozes,
– Arrivée des nazis qui pourchassent les bolchéviques et les juifs,
– Retour des bolcheviques à la fin de la 2ème guerre mondiale, épuration…
– 1953 : fin de la guerre de résistance contre le pouvoir soviétique.
Entre les années 40 et 53, en raison des combats, des persécutions, des déportations, des expulsions et des massacres qu’elle subit, la Lituanie perd 30% de sa population.