Les changements culturels prennent des décennies, voir un siècle ou plus. Nous ne sommes qu’au début des bouleversements. Qui eut cru que l’invention de l’électricité allait bouleverser l’ensemb le de la culture et nous amener dans “l’Ipadisation” et dans le monde de mister WII? Pourquoi cette invention ne changerait-elle pas notre manière de croire, alors que l’invention de l’imprimerie allait le faire à son époque et favoriser l’émergence de “l’homo réformien”? “L’homo-tricité” prend le relais.
Le Moyen-âge, nouvelle source d’inspiration pour le croyant
Les changements culturels, comme, par exemple, la Renaissance sont des ruptures par rapport au passé et non de simples évolutions. Elle n’était pas un prolongement du Moyen-âge ou une actualisation (un update) de celui-ci, mais une approche inédite de la réalité ou plutôt, je dirais, un nouveau conditionnement de la réalité.
Le nouveau croyant sera en rupture avec son passé culturo-spirituel et c’est une illusion de croire qu’on pourra, à force de formation et d’éducation, faire évoluer les communautés classiques évangéliques vers la nouvelle spiritualité qui est devant nous. Une culture, comme celle des mass-médias, d’internet, qui devient dominante, est toujours, par essence même, impérialiste. Il n’y a qu’à voir, comment, lors de la colonisation de l’hémisphère sud, nos cultures occidentales ont cassé les cultures indigènes.
Pour se renouveler les gens de la Renaissance ont plongé dans l’Antiquité. Ils ont “enjambé” le Moyen-âge. Le nouveau croyant plongera dans le Moyen-âge, en zappant la culture du livre. Déjà, plusieurs pratiques actuelles dans les églises dites montantes s’inspirent du temps d’avant la Réforme: récupération d’une gestuelle liturgique, immersion dans le groupe social au travers du chant, propension aux grands rassemblements, pratique des dons spirituels, accents sur les manifestations sensorielles et intuitives, méditation. Dans la culture du livre, on parlait de lire sa Bible et de l’étudier, aujourd’hui on médite, on expérimente avec des techniques d’animation le texte et les messages. Le vocabulaire dans l’église évolue et reflètent ces changements. On parle d’une assistance qui est sous l’onction du St Esprit, on prie en marchant sur des sentiers équipés de “haltes” méditatives, comme sur la Montagne de prières à St Loup du côté de Lausanne (CH). Cela ne vous rappelle pas les chemins de croix? Les églises organisent des marches pour Jésus. Réminiscence de la procession? C’était assez impressionnant de voir que du temps de la bénédiction de Toronto, beaucoup de pasteurs se précipitaient dans cette ville canadienne, pour en revenir avec des pratiques spirituelles qui n’avaient plus rien à voir avec la froideur rationnelle des réformés. Des lieux sont-ils donc plus bénis que d’autres? En lisant cet événement historique avec le filtre du Moyen-âge, on comprend parfaitement.
L’immersion comme vecteur de foi
Le nouveau croyant s’immerge dans un corps social et spirituel. Il est porté par celui-ci et sa foi s’alimente à ce creuset, avant de puiser dans des textes, qui eux-mêmes tentent à disparaître sur nos supports numériques. C’est sûrement le changement le plus radical. Les communautés, issues de la culture du livre, peuvent encore se donner l’illusion de pouvoir suivre, sous prétexte qu’elles utilisent les mêmes chants ou parfois la même gestuelle ou les mêmes pas de “danse” que les églises émergentes. Par contre ce qu’elles ne savent absolument pas faire, c’est permettre au travers du chant, de la gestuelle, de la liturgie former un corps socio-spirituel qui loue Dieu. Une sorte de “mayonnaise” qui a pris sous l’effet du travail avec l’émotion.
Le St Esprit ne nous intègre-t-il pas dans un “corps” dont Jésus est la tête? Pourquoi cette notion de “corps” devrait-elle rester en dehors de la réalité palpable des gens? Les théologiens du livre se sont juste attachés à l’image, à la symbolique du corps. C’était une image mentale. Que ressent-on lorsqu’on est pris dans un groupe de personnes qui vibre sur un même type de tonalité? Cette mystique du corps spirituel s’explique difficilement par écrit, mais il faut admettre que l’homme, fondamentalement, est un être social qui vit sa vie en groupe. Fait intéressant à noter, le St Esprit est descendu à Pentecôte, en premier sur des groupes de personnes et non sur des individus isolés du groupe. Une manière aussi, pour Dieu, de montrer que le corps social est très important dans la gestion et la transmission de la foi. Comment comprendre le salut, par exemple, à partir du corps du Christ? En s’intégrant tout simplement, sans passer par des rituels d’adhésion, dans un groupe de personnes qui vivent leur foi, n’est-ce pas le début d’un cheminement spirituel? Alors que l’évangélique classique met la conversion comme condition préalable, pour se manifester à l’église. Bien sûr, on laisse le pas-encore-chrétien participer au culte, mais on lui refuse la Sainte Cène. Pourrait-on lui offrir autre chose que d’être simple spectateur? Je ne suis absolument pas syncrétiste et il est clair que la personne doit confesser que Jésus-Christ est Seigneur pour faire partie du corps du Christ. Ce que je veux suggérer, c’est peut-être une autre manière d’entrer en relation avec Dieu que les quatre lois spirituelles de Campus Crusade.
Le problème de nos théologies, c’est qu’elles sont très souvent élaborées dans un contexte de contestation, de rectification et de restructuration de la foi. Il était clair, que les réformateurs du XVIème siècle ont dû prendre le contrepied du catholicisme qui a surinvesti la notion d’intégration dans un corps socio-spirituel. A tel point que ce “corps” englobait aussi bien le spirituel, le social, le politique, le culturel et même une bonne partie du champ économique. Le protestant est devenu autonome, seul face à son Dieu, sans intermédiaire. Mais il a aussi séparé le temporel du spirituel. Au fil des siècles, lui aussi a surinvesti dans cette autonomie au point de zapper la notion de corps spirituel. Les évangéliques sont encore allés plus loin, puisque tout ce qui n’était pas strictement de la sphère de la spiritualité, ils l’ont rangé dans le monde dont il fallait se séparer.
Aujourd’hui notre culture, surtout occidentale, fait exploser ce carcan et l’église redécouvre les gestes, mais aussi le toucher. On impose les mains, on a des gestes d’affection, on se tient par les épaules lorsqu’un groupe prie pour une personne. Pour l’instant on n’est que sur les “marches extérieures” de cette relation au corps. Il s’agira encore de découvrir cette union au corps mystique du Christ et franchement même à moi, ça me fait froid dans le dos. Je suis un protestant de pure souche et j’ai horreur de cette perspective, mais ça ne m’empêche pas de chercher à comprendre.
Dans la pratique, ce nouveau croyant cherche à “s’éclater” dans des groupes. Il ne s’assoit plus sur un banc d’église pour penser Dieu, mais pour le vivre avec son être entier. Il ne veut plus réciter ce que ses pères lui ont appris. Il veut expérimenter avant de croire. Ce que les théologiens ont concocté par le passé, il va le déconstruire et le mettre à plat.
Le nouveau croyant déteste l’autorité hiérarchique. Surtout celle qui se profile comme détenant le savoir. Il cherche à avoir en face de lui des personnes qui ont des convictions, une vision. Il s’engagera derrière eux. Il veut être persuadé et il ne veut pas qu’on lui démontre, par des argumentations logiques et raisonnables, la pertinence de la foi. Il suivra un leader qui se profile, non comme prof, mais comme facilitateur, comme “passeur”. ** Voir par esvemple sur le site logoscom **
Une expérience inédite pour rendre concret mes propos
C’est un groupe de “dissidents” d’une organisation estudiantine ** Lire l’article sur ce site ** qui nous a invités pour un week-end de réflexion. C’était des contestataires intelligents. Leur dissidence n’était pas le fruit d’un jeu de pouvoir personnel, mais ce sont des jeunes universitaires qui voulaient réfléchir autrement. Ils le disent sur leur blog ** Voir ce blog **: “On nous avait beaucoup appris (dans l’église, au groupe biblique universitaire) sur la Bible, sur la doctrine, sur l’apologétique, sur l’exégèse, mais on nous avait beaucoup appris à réciter”. “… on savait que les évangéliques avaient réponse à tout, mais est-ce que parfois le plus intéressant ne serait pas la question?”.
Lorsqu’on parle réflexion, on pense tout de suite à salle de cours, tables et chaises, tableau ou vidéoprojecteur. Sinon, c’est peu sérieux! Or, avec ces jeunes, le week-end a commencé au bord d’un lac dans les Vosges. Nous y avons installé, pour notre première présentation (pardon, cours!), un tréteau de 2,50 m sur 1 m. Ma femme taguait pendant que moi je causais. Nous avons développé un de nos thèmes favoris qui tournent autour de la postmodernité*. Les tags parlaient d’une tour et de canaux. Une parabole pour parler de la postmodernité et de l’intégration dans celle-ci. La présentation incluait aussi la participation et les réactions des participants. Les discussions ont continué pendant un tour du lac à pied, avant le pic-nic. L’après-midi s’est passée à explorer des roches érodées dans la forêt à cheval entre la France et l’Allemagne. Mon “cours” se poursuivait individuellement ou en petit groupe par des échanges d’idées, entrecoupés de moments de détente. Nous passions de l’un à l’autre d’une manière non-organique. J’adorais et c’était la première fois que je vivais une formation où l’on ne séparait pas la réflexion du quotidien, de la détente, des loisirs. Le tout était intégré harmonieusement et ça donnait un entrelacement créatif et performant.
Le soir venu nous avons continué dans le même registre et ma femme et moi avons planté un tableau blanc aimanté, dans une prairie à l’orée de la forêt, avec l’affiche de notre ville imaginaire “Christopolis” (une autre de nos paraboles)*. J’avais l’impression que des sangliers allaient se pointer d’un moment à l’autre tellement on était perdu dans la nature. Pour la nuit, les participants ont dormi à même le sol, blottis sous une roche de grès rouge dont a été construite la cathédrale de Strasbourg. Nous avions rendez-vous, le lendemain pour le petit-déjeuner, dans une maison dans la ville voisine, où nous, les “vieux”, nous passions la nuit.
Le dimanche matin, nos amis sont arrivés avec une bonne heure de retard sur l’horaire prédéfini. Après le petit-déjeuner, nous les avons faits travailler sur un texte biblique avec des techniques visuelles et tactiles*.
Pendant qu’ils finissaient le week-end, autour de la cuisson de bonnes tartes flambées à l’alsacienne, nous les avons quitté avec le sentiment d’avoir vécu un temps de travail beaucoup plus dense en réflexion que dans d’autres week-ends où nous avions des programmes de travail très délimités.
Pour nous, c’était ces nouveaux croyants qui ne faisaient pas de dichotomie entre le spirituel et le monde. Ils donnaient l’impression de vivre leur réflexion et leur vie de tous les jours, d’une manière intégrée. Ce n’étaient plus des analytiques de la civilisation du livre qui font les choses les unes après les autres, assignant à chaque plage un temps et une consistance définie d’avance. Ils savaient faire cohabiter le spirituel avec le loisir, la réflexion avec le futile d’une promenade ou d’une plaisanterie. Leur notion du temps avait déjà changé. Venir en retard à une réunion n’était pas le bout du monde, car les horaires respectés ne sont pas forcément une donne spirituelle, mais plutôt un comportement culturel. Le “corps” s’est manifesté dans les moments de prière, mais aussi dans le fait de manger ensemble, de marcher ensemble, de dormir sous un rocher.
Nous mêmes, nous avons dû nous adapter à ce genre de public. Allez enseigner à des “élèves” qui n’ont plus de pupitres pour prendre des notes! Ne serait-ce que ça. Il faut donc trouver d’autres manières de fixer l’enseignement dans la mémoire des gens. Nous puisons donc largement dans le répertoire de l’oralité.
Henri Bacher