« Au bord de l’intérieur » : Une séquence de Richard Rohr (1)

« The edge of the inside »: le bord de l’intérieur : dans cette séquence, Richard Rohr évoque une position marginale, à distance du cœur du système, du centre de l’organisation, sans être ignorante de ce qui s’y trame. Ainsi, dans la Bible, les prophètes savent bien ce que vit le peuple, mais ils ne sont pas prisonniers du système religieux et politique dominant. Ils se tiennent à la marge, ils parlent du « bord de l’intérieur ». « Par définition, les prophètes étaient des voyants et des chercheurs (seers and seekers) du Mystère Éternel qui parait toujours nouveau, et hérétique à de vieux yeux et au souci habituel de sécurité. Les prophètes hébreux vivaient à l’intérieur du judaïsme ». Ainsi, « nous pouvons critiquer quelque chose seulement si nous marchons sur la ligne étroite comme une personne qui est à la fois à l’intérieur et à l’extérieur ainsi que les prophètes osaient marcher ». Richard Rohr cite alors en exemple des personnalités ou des ordres religieux ayant adopté cette position dans l’Église catholique. Et il envisage cette situation distanciée dans une perspective spirituelle. « La Prophétie et l’Évangile sont enracinés dans une manière de connaitre contemplative et non dualiste – une manière d’être dans le monde qui est profondément libre et enracinée dans la compassion de Dieu ». Selon Victoria Loorz, il y a toujours eu des gens marchant à la marge, ceux qui ne suivaient pas le statu quo, ceux qui n’avalaient pas la version de la religion présentée par les gens en haut de la hiérarchie comme la Voie Unique. Et, dans cette marge, spiritualité et nature se joignent ».

Sur un autre registre, à une époque où les bibliothèques publiques étaient très en retard en France, nous avons pu constater que l’innovation s’était développée à partir d’un groupe marginal. Une sociologue, Anne Laure Frite a justement écrit : « C’est à la marge que nait l’innovation ». Elle nous présente une approche géographique du phénomène. Et elle nous offre une interprétation du phénomène en ces termes : « Être à la marge, tant pour un territoire que pour une économie, une société ou un individu, signifie que l’influence du centre (et donc de la norme) est plus faible. Elle ne nous atteint pas avec la même force, on peut prendre plus facilement du recul sur elle. On a de la place pour envisager des alternatives ».

Ainsi, si l’innovation intervient inopinément, elle a besoin d’un peu plus de place pour le hasard et l’imprévu, ce qui reste beaucoup plus facile quand on évolue aux marges du système qu’en son cœur, où la pression pour se conformer est plus forte ». https://medium.com/@annelaurefrite/c-est-%C3%A0-la-marge-que-na%C3%AEt-l-innovation-c47a2b2247a5

Cette réflexion évoque évidemment le terme de « périphérie » évoqué par le pape François.

Quoiqu’il en soit, dans une approche spirituelle, le mouvement est inspiré par l’Esprit. Et « l’Esprit souffle où il veut » (Jean 3.8-21). L’accueil dépend de notre disponibilité qui n’est pas sans rapport avec notre liberté d’esprit.

 

Le vrai centre

Richard Rohr nous décrit la position des prophètes hébreux. « Les prophètes hébreux vivaient au bord de l’intérieur du judaïsme. Plus tard, Jean le Baptiste fit de même avec le judaïsme du temple. Paul entra vivement en désaccord avec Pierre et le nouveau centre chrétien établi à Jérusalem ». Lui-même franciscain, Richard Rohr met en exergue François et Claire qui ont suivi le même mouvement de contestation dans leur ville d’Assise « lorsqu’ils se sont physiquement déplacés de l’Assise d’en haut où vivaient les gens importants (majores), au bas de la ville parmi les petites gens (minores). Là, ils n’avaient rien à prouver ou à défendre. C’est là qu’il y avait le plus d’opportunités pour une expérience de vie nouvelle et honnête et pour trouver leur Vrai centre ».

Richard Rohr met ensuite en valeur la dimension mystique de l’affirmation prophétique. « Le point de départ pour le prophète biblique est une surprenante expérience positive de la théophanie (comme nous le voyons par exemple en Esaïe 6) qui remplit leur cœur non avec du cynisme, non avec du sarcasme, non avec de la négativité, non avec de l’opposition, mais avec de l’extase qui doit être partagée. Cette expérience de l’absolu est si absolue qu’elle a pour effet de relativiser tout le reste. Elle relativise même les institutions de la religion qui sont l’objet de la critique la plus constante et la plus continue des prophètes.

Cette attitude est presque parfaitement reproduite par Jésus. Jésus est constamment en train de critiquer la religion et d’être combattu par elle. Les prophètes proviennent d’une expérience religieuse et cependant, ils se trouvent le plus combattus par la religion elle-même. Souvent, comme Jésus, ils sont assassinés par l’établissement religieux ».

Pourquoi en est-il ainsi ? se demande Richard Rohr. « Les gens qui se cachent dans un système d’appartenance se sentent fortement menacés par ceux qui ne sont pas à l’intérieur de ce groupe. Ils se sentent menacés par quiconque a trouvé sa citoyenneté en des lieux qu’ils ne peuvent pas contrôler. Les chrétiens évoquent le royaume de Dieu. Quand on a trouvé ailleurs son trésor et qu’on est profondément fondé dans la passion et le pathos d’un Dieu transcendant, on est à la fois indestructible et incontrôlable par les systèmes du monde ».

Richard Rohr nous présente des exemples contemporains. Ainsi, il évoque quelques personnalités auxquelles on peut prêter un rôle prophétique : Martin Luther King, Dietrich Bonhoeffer, Dorothy Day, le pape Jean XXIII, Simone Veil et Oscar Romeiro. Il observe qu’elles se situaient dans un positionnement et une culture classique. « Mais une expérience et une appartenance intérieure vraiment authentique leur permettaient de critiquer en grande profondeur les systèmes dont ils faisaient partie… Ces prophètes critiquaient le christianisme au nom même des valeurs qu’ils avaient apprises du christianisme ».

 

Des gens à la fois à l’intérieur et à l’extérieur

Richard Rohr décrit les prophètes comme des gens à la fois à l’intérieur et à l’extérieur. « Aucun des prophètes n’occupait une haute fonction en Israël. Par définition, ils étaient des gens à la fois dedans et dehors ». Richard Rohr rapporte qu’on lui a dit que, lorsqu’une personne est entrée depuis deux mois dans une entreprise, elle commence à perdre sa capacité de critiquer celle-ci parce qu’elle en fait partie. « A moins que, d’une quelconque manière, nous gardions notre distance et entendions des voix extérieures saines et équilibrées, nous devenons quelqu’un de l’intérieur, un « insider » et commençons à protéger l’institution… C’est ce qui arrive à nous tous dans n’importe quel système où nous entrons. Une fois que nous avons accepté ces règles et ce jeu, à un certain degré, nous perdons la capacité de critiquer encore créativement le système ».

« Il y a aussi les gens qui se tiennent toujours en dehors pour critiquer. Ils ne participent jamais et ne sont jamais impliqués ». Richard Rohr en voit partout.

« Ils critiquent du dehors et cela ne marche pas non plus ».

Il y a donc une ligne étroite, celle d’être à la fois une personne à l’intérieur et à l’extérieur et c’est là que les prophètes ont osé marcher. Et selon Richard Rohr, il y a peu de gens qui peuvent le faire. L’inspiration de l’Esprit est indispensable.

De plus, une critique positive requiert l’amour de l’objet de la critique. « Il y a une différence quand la critique vient de la colère et de la rébellion et quand elle vient de l’amour. Toutes nos actions et paroles prophétiques doivent provenir d’une expérience de gratitude pour ce qui est donné. C’est seulement à partir de la joie et de la gratitude de ce qui nous est donné, que nous osons parler contre ce qui ne nous est pas donné ». Le ressentiment et la compulsion sont destructeurs.

Richard Rohr déplore la manière dont on a pourchassé les déviants et les hérétiques dans l’Église. « Ainsi, nous avons perdu les modèles créatifs nous montrant comment être dedans et cependant parlant créativement à partir d’une perspective extérieure ». « Le modèle du prophète est celui qui peut aimer et, en même temps, critiquer. Voilà la sagesse dont nous avons besoin ».

 

Marcher à la marge

Cofondatrice du réseau « Wild church network », Victoria Loorz nous présente les marcheurs à la marge qui se connectent entre traditions de foi.

Elle nous dit : « Ma spiritualité personnelle est enracinée dans la tradition du Christ – un terme que je préfère à celui de chrétien, une étiquette que je trouve difficile à avaler ces temps-ci. Je me trouve plutôt comme une marcheuse à la marge, me promenant le long des ourlets de la tradition chrétienne… ». Peut-être êtes-vous également un marcheur à la marge ? « Les marcheurs à la marge n’occupent qu’un petit espace et sont par définition un peu solitaires… Ceux d’entre nous qui sont appelés aux seuils – les marges entre – n’occupent qu’un petit espace et ils se reconnaissent les uns les autres lorsqu’ils se rencontrent. Les marges entre deux écosystèmes sont appelées ‘écotones’. Ces endroits contiennent généralement plus de biodiversité et donc ils sont aussi plus résilients ». Un avenir se dessine : « Le temps viendra bientôt où les marges commenceront à redéfinir le centre. Et nous aurons besoin de nous appuyer les uns sur les autres et d’apprendre les uns des autres, lorsqu’ensemble, nous serons engagés dans ce travail de redéfinition ».

Évidemment, dans cette position, les relations sont essentielles.

« Chaque religion a un bout où les mystiques vivent ». Victoria Loorz évoque une rencontre avec un mystique bouddhiste Ed Bastian dont l’appel se traduit dans un profond respect de la spiritualité interreligieuse. « Il rassemblait des leaders spirituels de différentes traditions pour considérer ce que nous avions en commun : vivre sur la même planète. Nous avons parlé sur la manière dont nos différentes traditions de foi pouvaient nous connecter avec le sol, l’eau et les créatures de la terre. Et comment notre connexion pouvait être une fondation spirituelle pour un mouvement environnemental. Ce que je me rappelle le plus, était un fil doré de connexion mystique avec la divine présence que nous exprimions tous avec le monde naturel. Même dans notre diversité, nous sentions tous que nous avions davantage en commun les uns avec les autres – marcheurs à la marge de traditions différentes – que nous avions avec des gens plus fortement implantés au centre de nos propres fois ».

Victoria Loorz résume ainsi : « Il y a toujours eu des marcheurs à la marge : ceux qui ne suivaient pas le statu quo, qui n’avalaient pas la version de leur religion présentée par le sommet de la hiérarchie comme la seule voie. Et sur ce bord, la spiritualité et la nature sont dans une relation qui est non brisée, sans rupture ».

 

Des marcheurs à la marge en veille commune ?

 Cette analyse de Richard Rohr met en évidence des personnes engagées dans une spiritualité mystique et tournée vers l’essentiel. Elles se trouvent aux marges, au bord de l’intérieur et se reconnaissent naturellement pour collaborer ensemble. Il est bon de pouvoir y réfléchir dans cet espace de Témoins. Y a-t-il ici aussi un lieu au bord de l’intérieur d’autant plus actif qu’il rassemble des chrétiens aux cheminements différents à partir de différentes origines confessionnelles.

Ils sont engagés ensemble dans une veille commune pour éveiller et réveiller ceux qui demeurent au centre dans une conformité non évolutive. N’y aurait-il pas là une forme de veine prophétique ? La vision de Richard Rohr nous appelle alors à une vie spirituelle plus profonde, à une plus grande communion. Que l’Esprit de Dieu nous inspire dans la reconnaissance de son œuvre et de sa guidance…

 

Jean Hassenforder

(1)
https://cac.org/daily-meditations/edge-of-the-inside-weekly-summary-2023-09-16/
https://cac.org/daily-meditations/the-true-center-2023-09-10/
https://cac.org/daily-meditations/inside-outside-people-2023-09-11/
https://cac.org/daily-meditations/edge-walking-2023-09-15/

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