Que peut signifier la théologie chrétienne aujourd’hui pour les peuples autochtones (Premières Nations, Métis et Inuits) et, en particulier, ceux qui habitent les villes du Canada ? C’est la question à laquelle aura cherché à répondre le 19e symposium annuel de la North American Institute for Indigenous Theological Studies – a Learning Community (NAIITS), tenu du 2 au 4 juin 2022 à l’Université Acadia : Indigenous in the City[1] (Autochtones dans la ville). Il est compris que les villes nord-américaines ont été fondées et construites « sans l’apport des peuples autochtones ». Elles demeurent pour eux des lieux hostiles à leur épanouissement personnel ainsi que leur développement communautaire. Elles ont trop souvent été des lieux d’exclusion où ils subissent la pauvreté, la violence, le racisme et le chômage, des lieux où « leur indigénéité est perdue ». Comment les villes peuvent-elles être transformées aujourd’hui selon la perspective de la cité céleste ? Serait-il possible de s’y engager différemment afin de promouvoir la vie et les valeurs autochtones en s’appuyant sur des fondements de justice et d’équité et ouvrant ainsi vers un nouvel horizon de réconciliation et de paix ?
NAIITS – A Learning Community[2]
NAIITS est l’une des deux branches de l’organisme, Indigenous Pathways[3], fondées en 1999 par un groupe d’autochtones évangéliques et dont le théologien Terry Leblanc (Mi’kmaq Acadien)[4] est le directeur. La deuxième branche, iEmergence, est une organisation sans but lucratif dont les objectifs sont « centrés sur la communauté holistique et la formation de leaders dans les communautés autochtones et tribales »[5]. Non seulement NAIITS entretient-elle des partenariats académiques avec des universités canadiennes (Tyndale University and Seminary et Acadia University and Divinity College), mais aussi aux États-Unis (Sioux Falls Seminary) et en Australie (Whitley College, University of Divinity/University of Melbourne). NAIITS est la première école de théologie autochtone au monde à avoir reçu l’accréditation de l’Association des écoles théologiques (Association of Theological Schools), le principal organisme international d’accréditation pour l’enseignement théologique[6]. Elle offre des programmes d’étude au baccalauréat (licence), la maîtrise (masters) et le doctorat.
Le besoin d’une théologie autochtone
Dans un article de 2018, Terry Leblanc explique de manière brève et incisive les raisons qui ont motivé la création de ces organismes et de cet institut[7]. Son texte est tellement — et terriblement — poignant et bien articulé qu’il serait préférable de le traduire d’emblée afin de ne rien perdre du mordant de son analyse. Enfin, j’en relève ici les points majeurs :
- Dès le début de la mission chrétienne auprès des autochtones du Canada et d’ailleurs et encore aujourd’hui, il leur a été communiqué que pour vivre pleinement la foi chrétienne ils devaient rejeter leurs propres langues et cultures et en adopter une nouvelle, européenne. Conséquemment, on leur a inculqué de profonds sentiments d’inaptitude et d’incertitude quant à leur valeur propre.
- Les efforts missionnaires ont surtout cherché à christianiser et à civiliser les autochtones plutôt que de contribuer à une transformation spirituelle. Les églises ont ainsi contribué au génocide social et culturel des peuples autochtones, sans parler de génocide tout court[8].
- La foi chrétienne qu’on leur a annoncée leur ouvrait une voie vers le Ciel, le salut des âmes, sans aucun égard pour leurs vies humaines et terrestres.
- Comme résultat, les autochtones du Canada, des États-Unis et du Mexique sont au sommet de toutes les statistiques négatives possibles : état de santé, toxicomanie, violence familiale, incarcération, chômage, itinérance, manque d’éducation, etc.
C’est en 1999, au sein du débat « controversé sur la contextualisation culturelle et théologique de l’Évangile pour les peuples autochtones » qu’un petit groupe a cherché à répondre différemment et à l’encontre de la méthode théologique occidentale et ethnocentrique qui qualifie comme hétérodoxe tout ce qui lui est contraire. « Nous sommes d’avis que les fondements essentiellement monoculturels et monophilosophiques de la foi chrétienne en Amérique du Nord ont étouffé le développement théologique et donc missiologique pendant de nombreuses décennies, reléguant la pratique de la foi à des modèles variés, mais néanmoins malsains d’individualisme égocentrique. » Pour Terry Leblanc, que nous propose-t-il comme réflexion théologique alternative ?
Bâtir sur de nouvelles fondations
Terry Leblanc nous propose trois modifications ou déplacements théologiques essentiels et radicaux (radix, à la racine) comme nouveaux points de repère pour la théologie autochtone. Il s’agit de trois déplacements aussi présents dans la théologie des églises émergentes et missionnelles actuelle. Ce regard autochtone vient appuyer et légitimer sensiblement ce mouvement de fond qui se met en place progressivement dans les églises du XXIe siècle.
Premièrement et avant tout, il s’agit de délaisser les dualismes classiques et réducteurs du passé et de les remplacer avec une vision holistique du monde que nous habitons, là où « Christ remplit tout en tous » (Eph 1,23). « Pour les peuples autochtones, la vie n’est pas facilement saisie dans les réalités binaires simples […] encore si confortablement situées dans la pensée occidentale. » En fait, l’Évangile, tel que promu au sein de la chrétienté, s’est intéressé principalement et presque uniquement à la réconciliation des êtres humains avec Dieu sans aucune véritable considération pour la réconciliation avec la création et le cosmos. Pourtant, il est bien souligné par Paul que Jésus est venu réconcilier « tout ce qui est dans les cieux et sur la terre » (Eph 1,9-10 ; Col 1,19-20) ! Une vision holistique de la rédemption tient compte du fait que Jésus-Christ est venu afin de rétablir toutes les relations de l’humanité dont nous souffrons toujours les ruptures :
- avec Dieu (santé spirituelle)
- avec soi (santé morale et psychologique)
- avec notre prochain (relations humaines et sociales harmonieuses)
- avec la Terre (intégrité écologique et économique au cœur de l’intendance et de la gouvernance des biens de la Terre en vue du bien commun – Gn 1,28)
Une vision holistique de la rédemption nous permet de comprendre le royaume de Dieu comme étant celui des relations justes et justifiées, de la réconciliation ultime de toutes les réconciliations partielles où rien n’est exclu de l’amour rédempteur de Dieu. On dépasse ainsi ce que l’on pourrait considérer comme étant un évangile tronqué pour le remplacer par une vision véritablement porteuse d’espérance.
Un deuxième déplacement concerne le point de départ de la théologie classique avec son accent, depuis Augustin, sur le péché et la chute de l’humanité dans Genèse 3. Selon Terry Leblanc, il s’agit du point de repère dogmatique qui a permis aux missionnaires comme aux monarques « de proclamer notre manque d’humanité, des sans-âmes » et nous assujettir « à une mort capricieuse aux mains des colonisateurs européens selon la pensée (de Thomas) d’Aquin plusieurs siècles auparavant : les incroyants méritent non seulement d’être séparés de l’Église, mais aussi […] d’être exterminés du monde par la mort. » (Somme théologique, 1271)
Toutefois, pour les autochtones, c’est la création tout entière qui fait preuve d’une nature spirituelle et cette compréhension du monde est soutenue bibliquement (Gn 1,28-30, Job 12,1, Rom 8,22). Ce qui, à mes propres yeux, a manqué aux églises est une théologie de la création et ce n’est qu’au cours des dernières années qu’enfin la théologie chrétienne a commencé à rattraper son retard. Avec une théologie de la création, les églises auraient pu se trouver à l’avant-garde du mouvement écologique, du moins en porter avec d’autres la responsabilité. Tout aussi important est de constater ce que nous enseigne une théologie de la création à propos de l’humanité : avant de devenir et d’être pêcheurs et perdus, les êtres humains sont premièrement et avant tout porteurs de l’image de Dieu, la véritable source de la dignité humaine sans quoi nous ne sommes que poussière. Je propose que, pour cette seule raison, notre regard porté sur les autres se doit d’être toujours révérenciel et jamais méprisant, car nous voyons en l’autre la potentialité de l’image de Dieu que l’Évangile cherche à restaurer.
Enfin, un troisième déplacement est celui par lequel les autochtones mettent au premier plan la notion et la pratique du récit, contrairement à la tradition occidentale qui tend à tout centrer sur des propositions théologiques. « Pour nous, le récit communautaire remplit une fonction extrêmement convaincante et significative. Il peut être à la fois objectif et factuel, contenant des enseignements clairs pour la vie, qui, s’ils sont ignorés, mettent quelqu’un en péril, tout en étant simultanément mythique et largement embellie pour son effet narratif, le tout dans une collection intégrale où une forme n’est pas valorisée au-dessus de l’autre. Chaque forme ou genre d’histoire, chaque narrateur d’une histoire à l’intérieur du grand récit de la communauté, est intégré à la vaste collection : un recueil que la communauté gère à travers les générations pour enseigner le monde et comment vivre en son sein. » Jésus a bien fait valoir l’importance du récit par son emploi de la parabole comme méthode d’enseignement et dont plus de cinquante sont inscrites dans les textes des quatre évangiles. C’est aussi la nature de l’incarnation que celui qui est « la vérité, le chemin et la vie » (Jn 14,6), s’est lui-même inscrit dans l’histoire de l’humanité. la vérité ne peut être une entité distincte du monde et du cosmos qui s’impose depuis l’extérieur du monde réel. Sinon, elle ne serait que concept ou idéologie puisqu’elle nous serait inaccessible. Le monde contemporain est à la recherche du vrai et de l’authentique, du substantiel et du tangible.
La déconstruction dans la théologie de la chrétienté
Pour nous, Occidentaux, n’avons-nous pas aussi à revoir de fond en comble nos propres assises théologiques ? Puisque l’approche et l’effort courageux des théologiens autochtones sont ceux de la décolonisation, pour nous, ne serait-elle pas celle de la déconstruction, la face cachée, mais combien nécessaire, de la décolonisation. N’avons-nous pas à vivre nous aussi nos propres déplacements ? L’humilité nous l’exige tout comme les fruits amers de la chrétienté.
À six reprises dans le sermon sur la montagne, Jésus a répété les phrases : « vous avez entendu qu’il a été dit (…) mais moi je vous dis » (Mt 5,21-48). Relisons-les de nouveau. « Vous avez entendu qu’il a été dit » : quand ? Par qui ? Cela a été répété depuis si longtemps et par tant de personnes que ça doit être vrai. C’est ce que dit la tradition du vrai. Elle fait partie de notre mémoire collective. Pourtant, c’est ce que Jésus se met à déconstruire ! Sans déconstruction, il ne peut avoir de reconstruction, de « mais moi je vous dis ». La déconstruction est le premier pas de la métanoia, le plus souvent traduit par « repentance » (Mt 4,17), mais qui signifie plutôt de changer notre façon de regarder et de voir. On déconstruit, on enlève le voile, afin de voir les champs prêts pour la moisson, prêts pour l’arrivée du règne de Dieu déjà présent. Ce sont des déplacements que nous proposent les théologiens autochtones. Déplacements, car Jésus ne rejette pas la parole fondatrice de Dieu, la loi qu’il cherche à inscrire dans nos cœurs, mais il se permet toutefois de la réinterpréter.
Pierre LeBel
[1] https://www.naiits.com/symposium2022/#symptopic2022
[2] https://www.naiits.com/about/
[3] https://indigenouspathways.com/
[4] https://www.theworkofthepeople.com/person/terry-leblanc
[5] https://iemergence.com/
[6] https://www.ats.edu/member-schools/naiits-an-indigenous-learning-community
[7] Terry Leblanc, Indigenous Theology: Changing the Ministry Landscape, 2018. https://www.missioncentral.ca/posts/2018/07/indigenous-theology-changing-the-ministry-landscape
[8] https://www.thecanadianencyclopedia.ca/fr/article/genocide-and-indigenous-peoples-in-canada?gclid=Cj0KCQjwheyUBhD-ARIsAHJNM-NDoEPfTcFSWZndNaXXI0UoD9fvnxp6J1IbBcqYuXHGMn321PYdZlsaAi21EALw_wcB