Le peuple des Antilles a une histoire spécifique qui est marquée notamment par la mémoire de l’esclavage. Si son parcours s’inscrit aujourd’hui au sein de la France, cette situation ne va pas de soi. Les séquelles de domination subie par les antillais sont encore là. Et pourtant, à l’heure de la mondialisation, la présence antillaise est une grande chance pour la France.

   Elle rompt avec une tradition privilégiant une relative uniformité et elle participe au développement d’une diversité créative. La culture antillaise ouvre à la France de nouveaux horizons. Le développement des convergences requiert un effort de compréhension mutuelle et particulièrement par la connaissance et la reconnaissance de la culture antillaise. Ainsi, sous le titre : « Entre espérance et désespérance. Pour enfin comprendre les Antilles » (1), le livre de Fabrice Desplan est-il particulièrement bienvenu !

Grève générale et luttes sociales.

    L’opinion métropolitaine garde le souvenir de la grève générale engagée à la Guadeloupe pendant 44 jours au début de l’année 2009. Un mouvement d’une telle ampleur et d’une telle durée a marqué les esprits de tous ceux qui ont une conscience sociale.
    Cependant, comme le montre Fabrice Desplan, ce mouvement s’est déroulé dans une situation bien particulière, celle d’un pays où l’organisation économique est étroitement assujettie à des structures sociales issues du passé et remontant jusqu’à la domination exercée par l’esclavage. Le « Collectif contre la vie chère et l’exploitation outrancière » (Liyanna kont pwofitasyon. LKJ), s’est effectivement attaqué aux profits exagérés réalisés par un petit groupe de la population, les « békés » profitant de leur position dans l’échelle sociale pour maintenir et amplifier des infractions aux règles de la concurrence, suscitant par là des prix élevés et en tirant le profit correspondant. Fabrice Desplan éclaire pour nous le déroulement de ce conflit et le situe dans une histoire, celle des luttes sociales qui se sont déroulées aux Antilles pendant tout le XXè siècle. Et il analyse également l’actualité la plus récente : le référendum de janvier 2010.
Cet ouvrage est ainsi une ressource majeure pour comprendre la situation des Antilles dans toute sa complexité.

La culture antillaise.

   En effet, Fabrice Desplan, sociologue et anthropologue guadeloupéen, chercheur au Laboratoire « Groupes, sociétés, religions et laïcités » de l’Ecole Pratique des Hautes Etudes, nous introduit dans la culture antillaise.

    Cette culture ne peut être interprétée sans une référence à la mémoire de l’esclavage. « Les traumatismes de l’Histoire que connurent les Antilles peuvent être lus selon plusieurs prismes. Quelque soit celui qui est retenu, en son centre, demeure la question de l’esclavage… Parler de l’espérance aux Antilles, c’est plonger dans la relation passionnelle, faite d’excès entre la France et ses colonies de la Caraïbe. Cette relation ne peut pas être abordée sans lien avec l’ancien système colonial La place de la femme, le rôle de la religion, le rapport au temps, la domination des « békés », les transformations urbaines, les luttes sociales ou encore l’énorme créativité culturelle, ne peuvent pas être compris si le présent ne porte pas ses jumelles vers les temps sombres de l’esclavage… » (p.17-18).
     Comment survivre, comment vivre face à l’esclavage, une oppression radicale, « le règne totalitaire de la mort ». Deux pôles de résistance se sont développés : une résistance spirituelle : le surinvestissement dans « le symbolique, l’imaginaire, le religieux et parfois au détriment d’une implication dans la vie quotidienne » ; une résistance physique dans une forme guerrière… Quelle que soit l’orientation adoptée, la prégnance du danger engendre l’incertitude. Et celle-ci a de nombreuses conséquences sur les mentalités : « Impossible de construire des relations sereines avec ses compagnons puisqu’elles pouvaient être détruites par le système esclavagiste en donnant la mort ou en se séparant des esclaves » (p.36).
    Fabrice Desplan nous décrit les conséquences de cette situation risquée sur la manière d’envisager la vie dans un court chapitre particulièrement éclairant : « Pris entre deux » (p.35-39). Ainsi montre-t-il la place donnée à l’incertitude dans des expressions créoles de la vie quotidienne. Par exemple, l’expression : « A on dot soley », en traduction littérale : « A un autre soleil » intègre les éventuels aléas qui pourraient rendre une rencontre impossible. « Le soleil dont il est fait référence peut être celui qui paraîtra à la prochaine aurore, mais également l’un des multiples levers du soleil à venir ». Ainsi, selon Fabrice Desplan, « les exemples tirés du créole sont clairs : certitudes et incertitudes se combinent pour former l’espérance à l’antillaise. Ce mélange ne donne pas naissance à un alliage disparate, mais à une notion homogène. L’espérance dans la société antillaise est un équilibre surprenant qui alimente le souhait de vivre un futur meilleur, comparativement aux dures conditions actuelles » (p.39).

La présence chrétienne.
   
    La religion occupe une place majeure dans la culture antillaise. La foi chrétienne s’y manifeste dans une dynamique d’espérance.  Fabrice Desplan ne nous présente pas un panorama d’ensemble, mais il s’attache à mettre en valeur un aspect important : le développement rapide des groupes protestants, pour la plupart d’origine américaine. Dans les dernières décennies, ces groupes vont exercer une influence de plus en plus grande. « Il s’agit d’un véritable phénomène de fond qui va s’amplifier parallèlement à l’effervescence politique et culturelle des années 80 ».
    Cependant, on a pu observer dans ces groupes des attitudes différentes vis à vis de la vie sociale. Pour certains, « la vie actuelle ici- bas n’est qu’une simple étape vers le paradis… L’idée d’un changement, l’espoir en une vie meilleure sont renvoyés à l’arrivée d’un Messie qui viendra instaurer un nouveau monde … Dans cette vision, l’espérance est déconnectée du présent… » (p.120). Mais un autre pôle met au contraire l’accent sur les exigences d’un amour du prochain dans les termes d’un engagement social.
    Or, un fait important apparaît. Fabrice Desplan nous montre une évolution progressive dans la part relative de ces deux orientations. « Avant les années 80, les groupes religieux avaient développé un discours de désinvestissement . Mais face à la demande de prise en compte de chaque individu, qui caractérise notre modernité, de plus en plus, les groupes protestants optent, à des degrés différents, pour une plus grande implication dans la société antillaise… » (p.121) Un autre tournant est constaté : « C’est la construction d’une relation moins tendue avec la culture antillaise. Jusque là les groupes protestants prohibaient de nombreuses expressions culturelles antillaises. Désormais, les Eglises protestantes vont progressivement laisser une large place à l’expression culturelle antillaise » (p.121). Des initiatives récentes confirment cette évolution. C’est, par exemple, en novembre 2009, à l’initiative du pasteur et sociologue Jean-Claude Girondin (2), une série de manifestations à la mémoire de Martin Luther King, avec, en point d’orgue, une marche organisée dans les rues de Pointe-à-Pitre. De même, « la longue grève de 2009 va obliger les organisations protestantes à davantage exprimer leur sensibilité face aux difficultés économiques que connaissent les Antilles. De plus en plus, les Eglises protestantes deviennent « des acteurs de la construction de l’espérance ». « Désormais, elles s’impliquent de plus en plus dans les réalités du quotidien dans le but d’influer sur l’évolution de la société antillaise vers une éthique en phase avec les exigences divines » (p.126).

Comprendre les Antilles !

    Comprendre les Antilles ! la grève générale intervenue à la Guadeloupe en 2009 a interpellé, entre autres, les français métropolitains. Fabrice Desplan nous en montre le contexte et balise les voies du changement.
    Mais on peut également s’interroger sur la place que les Antilles occupent aujourd’hui, dans la communauté française. Cette place n’est-elle pas appelée à grandir dans l’élargissement des horizons impliqué par la mondialisation ? Dans certains cas, la contribution antillaise ne peut-elle pas être motrice, par exemple dans la reconnaissance de la diversité ? Par ailleurs, cette contribution est importante déjà dans la vie des églises métropolitaines.
     Fabrice Desplan nous apporte un éclairage sur la culture antillaise. Ce regard peut nous aider à comprendre plus largement les populations afro-américaines sur tout le continent. Il nous éclaire également grandement sur l’évolution des mentalités au cours des dernières décennies. L’implication croissante des communautés chrétiennes protestantes dans la vie sociale est une bonne nouvelle et on peut présumer qu’elle s’inscrit  dans un espace géographique plus vaste de l’Amérique Latine à l’Afrique. Par ailleurs, on peut également penser que le travail de mémoire désormais bien engagé permettra progressivement une libération par rapport aux dysfonctionnements engendrés par de douloureux souvenirs.
Dans son œuvre, le théologien Jürgen Moltmann accorde une place importante à la justice qui doit être rendue à tous ceux qui ont souffert du mal, à l’œuvre guérissante et réhabilitante de Dieu tant auprès des victimes que des bourreaux.  Et il proclame une théologie de l’espérance (3) dans l’anticipation d’une nouvelle création déjà en marche. Cette théologie peut également dialoguer avec les messianismes religieux  tels que Henri Desroche a pu les reconnaître dans son livre sur « la sociologie de l’espérance » (4). Lui aussi sociologue, « Fabrice Desplan revisite l’histoire sociale et politique des Antilles en mettant en avant un invariant de leur histoire collective : l’espérance ». Voilà un dynamisme salutaire !

Jean Hassenforder

(1)    Desplan (Fabrice). Entre espérance et désespérance. Pour enfin comprendre les Antilles. Empreinte Temps Présent, 2010. ** Voir le site : www.editions-empreinte.com **
(2)    Jean-Claude Girondin a soutenu une thèse de doctorat sur la participation antillaise dans les églises évangéliques de la région parisienne. **Voir l’analyse sur ce site ** . En milieu chrétien, Jean-Claude Girondin est également un pionnier du travail de mémoire sur l’esclavage.
(3)    L’œuvre de Jürgen Moltmann est évoquée à plusieurs reprises sur ce site, et notamment dans un article présentant son autobiographie : **Lire l’article sur ce site **
(4)    Desroche (Henri). Sociologie de l’espérance. Paris, Calmann-Lévy, 1973. Henri Desroche a développé une approche originale où il traite des dissidences religieuses comme porteuses d’une espérance subversive. « Dans la problématique qu’il nous propose, la sociologie des religions est, à la fois, revitalisée parce qu’elle se propose de saisir le sens jaillissant de l’espérance, sauvant ainsi les religions des platitudes déterministes, et intégrée dans une sociologie de l’imaginaire ». Etienne Gehin. ** Voir l’article **
 

 

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