Entretiens sur le présent et l’avenir du catholicisme
Le catholicisme a été omniprésent dans la culture française, et si il commence aujourd’hui à « s’exculturer » pour reprendre un terme de la sociologue Danièle Hervieu-Léger, il est encore très présent dans nos parcours spirituels. Pour l’immense majorité d’entre nous, nous avons croisé le catholicisme à des moments différents de notre vie et dans différentes conjonctures. En regard de cette réalité très complexe, nos perceptions sont inévitablement variables et nos réactions s’inscrivent dans une gamme extrêmement diversifiée de la participation affirmée, l’adhésion active, la soumission à la distanciation, au rejet et à l’hostilité. C’est dire combien le questionnement de Danièle Hervieu-Léger et Jean-Louis Schlegel au sujet du présent et de l’avenir du catholicisme atteint un vaste public, croyants et incroyants. Son audience devrait être d’autant plus importante qu’il interpelle une institution qui peut être perçue aujourd’hui non seulement comme vermoulue, mais aussi comme prétentieuse et hypocrite. De nombreux signes, au premier rang desquels la terrible affaire des abus sexuels, indiquent que cette institution est aujourd’hui de plus en plus ébranlée. Et donc, le titre de ce nouveau livre ne nous paraît pas excessif : « Vers une implosion ? » (1). Et le sous-titre : « Entretiens sur le présent et l’avenir du catholicisme » nous renvoie à la conception de l’ouvrage : un dialogue nourri entre Jean-Louis Schlegel et Danièle Hervieu-Léger où le premier questionne la seconde. Les deux auteurs sont particulièrement légitimes dans cette analyse du catholicisme. Jean-Louis Schlegel est un ancien directeur de la revue Esprit et Danièle Hervieu-Léger est une sociologue des religions (2) qui au cours des années a écrit des livres particulièrement révélateurs. Ainsi, son livre : « Le pèlerin et le converti », publié en 1999, nous aide encore aujourd’hui à comprendre la scène religieuse contemporaine. Au cours des années, l’œuvre de Danièle Hervieu-Léger (DHL) a été une source majeure d’inspiration dans la recherche menée à Témoins (3).
Il y donc aujourd’hui une inquiétude sur l’avenir du catholicisme telle que des prises de conscience nous y invitent. Ce livre apporte à ce sujet un éclairage sociologique qui nous éclaire sur les évolutions à long terme ponctuées par des évènements révélateurs. Dans cette présentation, nous essaierons d’introduire le lecteur dans la compréhension des phénomènes qui ressortent de ce livre. Cependant, comme cette présentation est écrite à partir de l’expérience de Témoins, nous y ajouterons un commentaire issu de cette expérience. En effet, si Témoins, dans son mouvement en cours durant les trente dernières années, veut porter le message de l’Évangile, s’il perçoit en même temps, le déphasage des institutions chrétiennes dans la communication de ce message, s’il recherche en conséquence à en analyser les dysfonctionnements dans un éclairage des sciences sociales, et, en regard, à faire connaître les innovations positives, le champ ainsi couvert dépasse de loin le catholicisme. L’approche de Témoins est interconfessionnelle et internationale. Les églises apparaissent ainsi comme des canaux plus ou moins appropriés. Dans cette perspective, la culture catholique est perçue avec recul. Et nous sommes particulièrement attentifs aux changements de mentalité qui interviennent aujourd’hui. C’est dans cette perspective que nous proposerons un commentaire, sachant que les églises chrétiennes dans leur ensemble sont également confrontées au déphasage, mais qu’il s’y trouve des ressources originales pour y faire face.
Un catholicisme en processus d’éclatement
Au départ, les auteurs s’attardent sur deux évènements, le cataclysme déclenché par la révélation des abus sexuels dans l’Église catholique à la suite des travaux de la commission indépendante érigée pour étudier cette situation, et les réactions suscitées par le confinement dans l’Église catholique. Dans les deux cas, de fortes tensions sont apparues. De fait ces évènements traduisent un mal profond.
L’affaire des abus sexuels met en cause « la logique d’un système institutionnel piloté par une seule priorité : celle de sa propre sauvegarde » (p 15). Cependant, aujourd’hui, derrière le mouvement d’opinion suscité par cette affaire, il y a « la réalité d’un catholicisme en pièces et morceaux traversé par des tensions qui concernent la hiérarchie et le clergé autant que les fidèles. C’est une situation inédite pour l’Église catholique depuis la Réforme au XVIe siècle, d’un ébranlement venu de l’intérieur d’elle-même et non d’un dehors hostile » (p 21). DHL perçoit une situation d’éclatement dans le catholicisme français. « Il y a deux manières d’entendre l’idée d’éclatement. La première évoque une fracture, un clivage qui dresse face à face des « camps » irréconciliables. La seconde suggère plutôt l’effritement d’un système, un affaissement de ce qui tenait ensemble ses éléments, lesquels se dispersent alors comme pièces et morceaux. La première acception met l’accent sur les fissures et les conflits, la seconde sur l’usure et la dissémination. Pour dire les choses brutalement, le catholicisme français est aujourd’hui soumis à cette double logique alors qu’il conjugue d’une part une « mémoire de chrétienté » (partiellement fictive bien sûr, mais très puissante) qui lui rend difficile à vivre le reflux culturel qu’il subit, et d’autre part, une histoire traversée depuis des siècles, par des conflits violents » (p 23). Ces conflits prennent souvent un tour politico-religieux.
DHL a observé le catholicisme en pandémie comme « une situation de laboratoire ». « Pendant et après les confinements successifs depuis 2020, nous avons assisté à des phénomènes nouveaux, curieux, à priori imprévisibles » (p 35). Ce chapitre est particulièrement instructif. Il montre en effet combien les réactions au confinement ont été différentes au sein du monde catholique. Certains ont trouvé là l’occasion d’entrer dans un nouveau style de communauté et de relation. DHL met en évidence une prolifération d’initiatives spontanées prise par les fidèles autant que par les prêtres. « Bien des choses se sont passées avec deux volets très nettement distincts. D’une part, le prolifération des célébrations et rencontres « virtuelles » en ligne et d’autre part, le développement in vivo d’une pratique affinitaire de type « église domestique », en forme de célébrations, groupes de prière avec partage d’un repas fraternel, réunions d’« écoute de la Parole », dans un cadre privé et choisi par les intéressés ». Une « créativité par le bas » s’est manifestée et exprimée là (p 37-38). Mais si, au départ, ce mouvement a suscité un sentiment favorable, une inquiétude est apparue ensuite chez les autorités ecclésiales craignant de perdre le contrôle qu’elles exerçaient à travers le système paroissial. On déplore « l’amenuisement de la vitalité cultuelle in vivo ». On se méfie du caractère affinitaire de ces rencontres. On redoute une perte de la centralité du prêtre.
Et, par ailleurs, lorsque le confinement se prolonge, à l’inverse, des groupes traditionalistes manifestent au nom de « l’urgence eucharistique ». « Du côté des « intransigeants », apparaissent des réflexions théologiques sur la spécificité absolue de la messe catholique par rapport aux actes cultuels des autres confessions et religions » (p 49). Ce courant fait irruption sur le devant de la scène et impose cette orientation jusque dans l’épiscopat. Le courant traditionaliste se conjugue avec une droite dure. « Le débat politico-religieux mobilise les grands médias profanes » (p 57).
Au total, d’un point de vue sociologique, la pandémie et toutes ses conséquences ont placé le catholicisme français dans une situation de laboratoire. Elles ont mis en suspens toutes les routines religieuses ordinaires (discours et pratiques) qui dissimulent la réalité d’« un éclatement » (p 60). « Nous assistons aujourd’hui à l’affrontement irrémédiable entre deux visions théologiques, ecclésiologiques et politiques qui engagent non seulement le mode de présence du christianisme au monde, mais le contenu même de la foi chrétienne » (p 60). DHL nous apporte ainsi un éclairage sur la situation du catholicisme français. Elle met en évidence « l’impuissance avérée du pouvoir ecclésiastique à maintenir la fiction de l’unité, cela en lien évident avec l’effondrement de l’encadrement clérical qui assurait jusque-là le relais de cette fiction du haut en bas de l’Église » (p 61).
Rappelant les crises du passé, DHL situe cet effondrement dans une histoire longue. Cependant, d’une manière importante, il est apparu également « une vitalité catholique « par le bas » plurielle dans ses manifestations et dans ses initiatives » (p 62). « La sociologie du catholicisme, plutôt centrée sur les logiques « macro » a sans doute un peu méconnu ce potentiel créatif. La prolifération de petites tentatives pour « faire Église autrement » que la suspension du culte a fait émerger, est à coup sûr fragile, mouvante et sans doute précaire… Mais, il s’y est toutefois dessinée… une cartographie renouvelée des formes de communalisation catholique » (p 62). Jean-Louis Schlegel (JLS) interroge DHL : « Si deux modèles d’église se sont affrontés en France au moment de la pandémie, n’en va-t-il pas de même à l’échelon mondial et cela n’affecte-t-il pas la volonté de rénovation du pape François ? » La réponse de DHL est claire : « Oui, il se pourrait bien qu’à l’échelle de l’Église romaine, universelle, la configuration compliquée du pontificat du pape François relève du même scénario que celui de la France et que la volonté claire qu’a l’intéressé d’aller de l’avant se heurte maintenant à un mur » (p 63).
Une nouvelle culture
Dans notre société, la structuration sociale s’imposant d’en haut s’est relâchée, voire dissoute. Partout, hommes et femmes ont gagné en autonomie. Très tôt, DHL a mis en évidence les conséquences dans le domaine religieux. En avançant le terme d’autonomie croyante. (3)
Et, à nouveau, dans ce livre, elle évoque cette nouvelle situation où « le croyant s’affirme comme sujet » (p 103). Dans sa jeunesse, DHL avait rencontré le jésuite Michel de Certeau et elle avait beaucoup appris de lui. Ainsi elle rappelle la perspective de Michel De Certeau esquissée dans son petit livre : « Le christianisme éclaté », « en l’occurrence, la transformation radicale des modes de présence – sociaux, politiques, culturels, spirituels – du christianisme dans les sociétés occidentales, depuis la seconde moitié du XXe siècle. Ces changements étaient dus à des mutations culturelles d’ampleur inédite » (p 22). « Le cours des choses a justifié ce qu’il avançait alors comme une hypothèse, à savoir la dissémination des modes d’appropriation du corpus chrétien dans une société d’individus revendiquant de produire eux-mêmes le sens de leur propre vie » (p 22).
Dans ce livre, DHL étudie les grands changements intervenus dans la société française avec pour conséquence de refouler une culture catholique dominante. DHL s’explique sur ce refoulement qu’elle a analysé en terme d’« exculturation ». « A partir des années 1970, le catholicisme entre dans un porte à faux croissant par rapport aux mentalités et aux modes de vie de la société française. Alors qu’il est probablement bien moins combattu qu’il ne l’était dans le passé, il ne fait plus partie des évidences d’une culture commune… Cette mise en cause ne procède pas d’une mise en cause explicite et directe, comme ce fut le cas en temps de sortie politique de la religion en France. Il s’agissait alors d’une éviction active de l’Église de la sphère publique de la part de l’État. Ici on a plutôt une déliaison silencieuse entre la culture catholique et la culture commune : un processus d’éloignement qui a des causes externes et internes, et qui pose la question de la place et de l’avenir du catholicisme dans la société française » (p 71).
Dans cette approche, DHL décrit « trois grandes dynamiques sociales et culturelles qui ont marqué le milieu du XXe siècle, qui se prolongent aujourd’hui, et qui me semblent avoir un rôle-clé dans ce processus de déliaison » (p 71) : la dislocation de la société rurale, la révolution de la famille, une nouvelle représentation de la nature.
Si la dislocation de la société rurale a eu un tel impact sur le catholicisme, c’est que celui-ci, depuis la constitution du christianisme en religion d’état, s’est mué en une « religion du territoire gouvernée par l’État » (p 247). C’est « une vision territoriale et impériale de l’accomplissement de l’Église » (p 243) qui s’incarne dans « une civilisation paroissiale. « Le monde paroissial de la communalisation catholique entretient en effet une affinité historique évidente avec une sociabilité rurale traditionnelle, laquelle se caractérise par l’intrication dans un même espace, de la vie familiale, de la vie professionnelle (agricole) et de la sociabilité locale villageoise » (p 234). Si l’exode rural a été un mouvement massif pendant des décennies, une séquence nouvelle s’ouvre dans la décennie 1970. « C’est l’entrée des sociétés rurales dans une culture de l’individu, de la consommation, de la communication et de la mobilité qui est celle de l’ensemble de la société » (p 72). Au total, l’assise rurale de la société française s’est définitivement effondrée vers la moitié du XXe siècle avec des conséquences lourdes pour l’institution catholique ».
« Cependant, le deuxième processus au principe de l’exculturation contemporaine du catholicisme est bien plus crucial encore. C’est celui qui procède de la transformation radicale de la famille à partir des années 1960. On assiste alors au recul, voire à l’effacement d’un modèle familial qui, dans sa logique profonde, hiérarchique et patriarcale, faisait jusque-là parfaitement système avec l’univers religieux, lequel était confondu avec un système clérical où prévalait absolument la figure du prêtre » (p 74). « D’une famille nucléaire bourgeoise soumise à l’autorité du mari-père, on passe à un nouveau modèle familial, celui d’une « famille relationnelle » (p 76). L’évolution du modèle familial dépend du mouvement général de l’autonomie croissante des individus. A cet égard, aux yeux de DHL, « le point de bascule est l’accès libre à la contraception » tel qu’il advient en 1967 avec la loi Neuwirth. Les « lois de nature » assignaient la femme à sa fonction reproductrice, dans des conditions qui servaient inséparablement la domination patriarcale dans la société et la logique paternaliste-familialiste présidant à l’organisation du pouvoir dans l’Église. De ce point de vue, la libéralisation de la contraception fut un séisme dont on n’a pas pris immédiatement toute la mesure… L’Église a mesuré les conséquences catastrophiques pour elle-même de l’interdit qu’elle avait cru pouvoir opposer à cette conquête avec l’encyclique Humanae Vitae en juin 1968 (p 81).
Au total, DHL voit là un changement d’âge : « L’accès des femmes à la maitrise de leur fécondité est le moment crucial contemporain où l’on a changé de monde. Après la Révolution française, c’est la date-clé qui a fait basculer l’histoire et qui percute l’Église avec une violence égale » (p 81).
Une Église bloquée
Les auteur(e)s consacrent une partie du livre à une brève histoire d’une Église bloquée où se succèdent trois chapitres aux titres significatifs : « le Concile Vatican II : des ruptures décisives ; Une logique de conquête : hors du territoire, pas de salut ; Le cléricalisme : maladie auto–immune ». Cette analyse appelle une lecture attentive et réfléchie. A travers la compréhension des phénomènes, des chemins sont ouverts, mais on mesure en même temps, l’ampleur des obstacles et des verrous. Ces quelques citations en témoignent : « Ouvrir la cléricature aux femmes, c’est mettre en question la cléricature elle-même, ou son caractère sacré, ce qui revient exactement au même. L’exclusion des femmes est cruciale pour la construction de la sacralité » (p 226). Ce qui est en question, c’est « la logique profonde du système clérical-impérial, qui n’est pas seulement le principe d’organisation de l’Église catholique romaine, mais aussi la matrice irréductible de l’Église catholique » (p 272).
Après le rapport Sauvé, « le rétablissement de la dignité de l’Église passe par une remise à plat ecclésiologique et dogmatique : il s’agit de creuser jusqu’à l’os les dérives spirituelles et théologiques qui l’ont conduite au nom de cette mainmise qui l’autoriserait à se dire « sainte », à s’exonérer des règles fondatrices de la condition humaine » (p 295).
Le catholicisme : quel avenir ?
Comme le titre de ce livre y invite « Vers l’implosion ? », les auteur(e)s s’interrogent sur l’avenir du catholicisme entré dans une crise généralisée. Dans sa complexité, cette situation peut être envisagée de manières différentes. Ainsi, certains s’appuient sur « le petit reste » des observants. On se tourne vers le passé. Les traditionalistes font grand bruit. D’autres, parfois, veulent s’inscrire dans une « contre-culture ». DHL suggère le terme : « alter-culture » (p 337). Certainement, le catholicisme peut s’appuyer sur un patrimoine présent dans la culture nationale. Il y a une sociabilité religieuse des hauts-lieux (p 314). Ces orientations sont finement décrites dans ce livre.
DHL s’inspire d’une précédente recherche pour mettre en valeur le potentiel monastique. « Il faut rappeler que l’hospitalité est toujours pratiquée aujourd’hui dans un grand nombre de monastères bénédictins et cisterciens (et autres) qui ne se bornent pas à accueillir un petit flux de retraitants et de familiers, mais sont largement ouverts à la circulation des « chercheurs de sens », parfois très éloignés non seulement de la foi de l’Église, mais de toute culture chrétienne » (p 318). Cette hospitalité porte des fruits. « Les hospitalités chrétiennes étrangères à toute forme de prosélytisme dessinent aujourd’hui, selon moi, un style de communalisation en affinité avec les traits de la religiosité contemporaine : individuelle, mobile, choisie et « questionnante », plus qu’affirmative » (p 319). « Lorsqu’elles sont conjuguées, la pratique active et ouverte de l’hospitalité d’une part, la force de la proposition liturgique d’autre part, sont le ressort le plus repérable de l’attraction et de la capacité de transmission spirituelle des hauts lieux chrétiens d’inspiration monastique » (p 326).
Cette hospitalité est aussi « un antidote au sectarisme ». Cependant, DHL ne prétend pas mettre en avant un modèle de communalisation à travers les monastères. « La modalité monastique de la sociabilité des hauts lieux n’est qu’une des formes prises par la diversification actuellement repérable des rythmes, des espaces et des formes de la sociabilité chrétienne » (p 327).
DHL décrit un vaste mouvement en cours « par le bas ».
« Une sociabilité mouvante se déploie à travers un tissu affinitaire en relation variable avec l’institution… Elle se condense volontiers à l’occasion de moments forts (rassemblements, rendez-vous, rencontres), mais aussi de sessions ou de temps de retraite qui font vivre ces réseaux selon des rythmes temporels ajustables, ouverts à des appropriations variées et choisis par les individus » (p 327). Et, dans le cadre paroissial, des initiatives peuvent surgir. « On voit émerger des petites expériences, la plupart du temps à l’initiative des laïcs qui s’efforcent de faire vivre et de donner à voir un « style chrétien – une manière chrétienne d’habiter le monde – sur le terrain de solidarités locales, sur l’accueil des migrants, sur la pratique écologique la plus ordinaire… » (p 328). DHL décrit « une sociabilité religieuse semi-formelle – fréquence et lieu de réunion, degré de proximité avec l’Église locale, etc., autant que ses orientations théologiques et spirituelles… Cette vitalité chrétienne discrète et relativement instable, souvent à forte sensibilité œcuménique et inter-religieuse, passe largement sous les radars des évaluations de l’état du catholicisme, car celles-ci sont toujours plus ou moins rivées aux statistiques de la pratique cultuelle » (p 329). DHL rappelle une histoire chrétienne étudiée par Jean Seguy en termes de « groupements volontaires utopiques » (p 330) ». Et la plupart du temps, l’innovation et la réforme dans l’Église sont passées par les marges. L’histoire du mouvement œcuménique au XXe siècle, par exemple, s’écrit davantage à travers l’essaimage de petits groupes et de réseaux portés par le désir commun de dépasser les schismes du passé que dans les relations officielles des différentes Églises » (p 330).
Ainsi, à la base, se développe une approche chrétienne interdénominationnelle. « Ces formes de sociabilité affinitaires sont très couramment étrangères aux différenciations confessionnelles de la scène chrétienne, le recrutement et les visées de leurs membres n’en ayant cure, les ignorant purement et simplement… L’avancée silencieuse de cet œcuménisme pratique illustre le fait que la tendance au repli identitaire n’est pas la seule dynamique à l’œuvre dans le champ chrétien contemporain… ». (p 333).
Un fossé s’est creusé entre un « catholicisme identitaire » et un « catholicisme d’ouverture » (p 335), mais DHL récuse la logique de « deux blocs opposés » (p 346-347). « La réalité du terrain aujourd’hui, c’est une constellation mouvante de groupes, de communautés, de mouvements, de fraternités, d’instituts, de paroisses même… C’est la diversité, la pluralité, l’éclatement qui sont à l’ordre du jour. Dans l’Église catholique, des « entités multiples » vivent leur vie à plus ou moins grande proximité des « pôles » que nous nous donnons par commodité pour décrire leurs parcours. Elles sont de plus en plus indépendantes des instances de régulation qui sont supposées, du coté de l’institution, valider leurs orientations et leurs pratiques collectives » (p 348).
Dans cette perspective, DHL envisage la réalité déjà actuelle du catholicisme en termes de « nébuleuse » (p 349). Et celle-ci advient dans un contexte de dérégulation institutionnelle. Cette dérégulation institutionnelle s’inscrit dans « une personnalisation de la foi qu’implique l’affirmation de l’individu-croyant en sujet qui met en cause, conteste, le régime normatif et prescriptif de l’Église grâce auquel elle exerce son autorité sur les fidèles » (p 350). Ce mouvement s’amplifie aujourd’hui. A la « dissémination individualiste du croire » s’ajoute une autre réalité : « l’idée que l’institution peut gouverner par en haut et pour tous à l’échelle planétaire, une scène catholique travaillée par des processus de différenciation interne et par des forces de dispersion multiple est une fiction » (p 351).
DHL envisage l’avenir du catholicisme en termes de « diaspora ». Et elle rappelle à cet effet un article du théologien jésuite Karl Rahner, un texte d’avant-garde publié en 1954 (p 358-359). « Penser un « catholicisme diasporique » implique une révolution mentale, dont la clé est le renoncement de l’Eglise au rêve d’embrasser toute la société. Cela implique qu’elle endosse, comme la condition présente de sa mission, le constat de l’autonomisation progressive des communautés chrétiennes, appelées à régler elles-mêmes, avec leurs propres forces et ressources, les relations qu’elles entretiennent avec leur environnement proche, avec la société, avec le christianisme comme foi partagée, avec d’autres communautés, et donc avec l’Église comme « structure de communion » entre les croyants » (p 360).
Dans cette perspective, DHL envisage la réalité déjà actuelle du catholicisme en termes de « nébuleuse » (p 349). Et elle advient dans un contexte de « dérégulation institutionnelle ».
L’obstacle majeur de la réforme est que le modèle institutionnel romain est, de fait, rigoureusement verrouillé par en haut ». (p 368).
« Tout est verticalement organisé ». DHL évoque les obstacles considérables qui s’opposent à une transformation radicale.
« La rupture radicale inspirée par l’Esprit-Saint n’étant pas de l’ordre des variables que la sociologie peut prendre en compte, je dois dire mon extrême scepticisme sur le choc de changement qui peut surgir des opération synodales. Je regarde avec plus d’attention la prolifération des petites initiatives qui finiront inévitablement par distendre, par en bas, le carcan avec lequel le système clérical enferme la vitalité du catholicisme. Mais cela ne se fera pas, selon toute vraisemblance, sans passer par une phase d’implosion dudit système dont nul ne peut prévoir ce qui peut, in fine, en sortir » (p 376).
Commentaire
Ce livre écrit par Danièle Hervieu-Léger en entretien avec Jean-Louis Schlegel nous apporte une clé majeure pour comprendre l’évolution actuelle du catholicisme en France et dans le monde, et, par là, son avenir possible, voire probable. Dans notre perspective de recherche, nous y voyons également un autre horizon : à travers le développement d’un « œcuménisme par le bas », une recomposition œcuménique en terme de réseau.
Tout dépend, bien sur, du contexte à partir duquel nous réfléchissons et nous nous exprimons. Notre approche s’inscrit dans une histoire, celle de Témoins, une association chrétienne interconfessionnelle fondée à la fin des années 1980. Dans la création, puis dans le parcours, ce sont des personnes et non des Eglises qui ont conjugué leur expérience de foi. S’allient ici les apports d’un groupe lycéen, puis étudiant, le ‘Comité d’action chrétienne’, et d’un groupe de prière interconfessionnel, ‘le Sénevé’, et ainsi plusieurs générations (4). A Témoins, se sont également conjugués les apports d’un catholicisme d’ouverture et d’un protestantisme évangélique, et aussi d’un christianisme social et d’une aspiration charismatique, bien que ces termes ne rendent pas compte de la diversité des itinéraires de chacun. Conscient du déphasage plus ou moins sensible des églises chrétiennes, Témoins s’est également engagé dans une recherche inspirée par les sciences sociales pour analyser ce déphasage, à l’échelle internationale, et explorer les innovations engagées pour y remédier. Au total, nous pouvons donc lire le livre « Vers l’implosion ? » dans la durée d’une expérience vécue et d’une recherche engagée depuis vingt ans, dans une dimension internationale et interdénominationnelle, une recherche qui, dès le départ, a beaucoup reçu de l’inspiration de DHL (3).
Et, très tôt, dans les années 1970 et 1980, les deux groupes qui ont convergé dans Témoins peuvent se reconnaître dans la description de DHL : « Une sensibilité affinitaire étrangère aux différenciations confessionnelles de la scène chrétienne » (p 333). La démarche de foi qui a porté ces groupes s’inscrit bien dans le contexte de « l’affirmation de l’autonomie du sujet (p 105). A une époque où la vie paroissiale paraissait à certains figée et conventionnelle, des gens se sont mis en route et ont découvert une réponse personnelle à leur quête spirituelle. « Le sujet croyant considère que c’est à lui de trouver les ressorts personnels capables d’identifier sa croyance à ses propres yeux » (p 104).
Si cette lecture nous permet de mieux situer la trajectoire de Témoins, elle nous rappelle également le contexte de cette trajectoire et les différents milieux avec lesquels nous avons été en relation. Nous pouvons ainsi commenter le point de vue des auteur(e)s à leur égard.
Ainsi, lorsque DHL évoque le courant manifestant un détachement vis à vis du catholicisme, le phénomène du « troisième homme » (p 139), nous en comprenons la réalité vécue (5). Pour compenser le déphasage, il manquait à ces personnes d’autres ressources, comme une inspiration charismatique et œcuménique. Nous pouvons également mieux comprendre les apports du renouveau charismatique dans un contexte de quête spirituelle insatisfaite, mais aussi ses dérives lorsqu’il a été majoritairement enfermé dans un milieu catholique et happé, en conséquence, par la hiérarchie cléricale et induit dans un renchérissement de cette tradition. Autre exemple, lorsque JLS et DHL évoquent le thème de la guérison (p 158-161), ils abordent là un sujet qui peut être également compris à partir d’une expérience vécue. Cette dynamique de guérison s’inscrit dans une familiarité avec les textes évangéliques. Et si elle peut paraître étrange dans un milieu exclusivement dépendant de la « rationalité scientifico- technique », elle se comprend dans une approche holistique, voire psychosomatique. Et si les traces mortifères d’une religion peuvent entraver cette évolution, « la régénération spirituelle et personnelle » (p 158) nous paraît être en consonance avec l’esprit de l’Évangile.
Les auteur(e)s prêtent attention à « l’option évangélique ». Ils reconnaissent le dynamisme de la proposition évangélique dans sa dimension internationale. C’est une réalité complexe avec des acquis et des manques. Là où le courant évangélique dialogue avec la culture contemporaine, notamment sous sa forme « post-évangélique », il nous paraît une respiration. A Témoins, nous avons pu apprécier les apports d’une culture évangélique ouverte.
Le livre : « Vers l’implosion ? » traite principalement de la situation du catholicisme en France. Envisageons ici un horizon international. Si, dans le monde entier, l’héritage patriarcal pose problème, dans certaines dénominations, ce problème a été mieux traité. En France, comme le montre ce livre, dans le monde catholique, il reste un handicap majeur. DHL montre comment l’Église catholique s’est isolée de la culture commune. On peut comparer, à cet égard, la pratique catholique avec la manière dont l’Église anglicane a su gérer l’accès des femmes aux ministères. Si d’autres cultures chrétiennes ne sont pas exemptes d’archaïsmes, ceux-ci sont fort nombreux dans le contexte de la religion catholique. Des conséquences majeures sont apparues en France au cours des dernières décennies dans le passage d’une majorité de catholiques à une majorité de sans-religions (6). Ce livre ne se prêtait pas à une extension hors du contexte national, mais un chapitre est consacré au « phénomène français » dans une optique nécessairement comparative (p 149). Pour notre part à Témoins, cette dimension internationale est première (7). C’est seulement dans cette perspective qu’on peut envisager « l’option évangélique » (p 152) et en reconnaître le potentiel comme les auteur(e)s en conviennent.
Si on peut envisager aujourd’hui l’implosion de l’Église catholique en France, il y a là un problème de gouvernance qui est le fruit d’une culture hiérarchique installée de longue date dans le style romain. Complètement inadaptée, cette structure a empêché des initiatives de rénovation qui se sont heurtées à une autorité de haut en bas. On peut évoquer différents épisodes de ces empêchements comme l’arrêt de l’expérience des prêtres ouvriers. L’expérience des « Fresh expressions » en Angleterre est un exemple a contrario (8). Consciente de ses difficultés à s’adapter aux mentalités nouvelles, en 2004, l’Église anglicane dans son rapport : « Mission shaped Church », a encouragé le développement d’un Église jumelle, un réseau de communautés participatives appelées : « Fresh expressions » et qui se sont multipliées. Et, plus généralement, dans de nombreux pays, en marge des Églises classiques, une « Église émergente » (« Emerging church ») est apparue. Ce courant a suscité une réflexion théologique (9) et sociologique (10). A Témoins, nous en avons rendu compte abondamment dans l’espoir de susciter une expérience comparable en France.
Ce livre nous incite à regarder également vers l’avenir. Si le diagnostic des auteur(e)s concernant l’Église catholique est sévère, il porte particulièrement sur la faillite d’un système clérical hiérarchique. Cependant, à l’encontre de cet état, les acteurs à la base se libèrent et prennent des initiatives. DHL voit apparaître « une nébuleuse d’expériences collectives plus ou moins stables, plus ou moins durables, plus ou moins inclusives, plus ou moins autonomes par rapport aux formes classiques de la sociabilité catholique » (p 332). Et, « de plus, ces formes de sociabilité affinitaire… sont très couramment étrangères aux différenciations confessionnelles de la scène chrétienne » (p 333). Il y a là une évolution importante.
Tant sur le plan national que sur le plan international, peut-on envisager aujourd’hui une perspective d’avenir du catholicisme en dehors d’une perspective d’avenir du christianisme dans son ensemble ? En se référant à la théologie de Karl Rahner, DHL envisage l’avenir de l’Église catholique en termes de « diaspora ». Mais n’est-ce pas l’ensemble du christianisme aujourd’hui qui commence à se vivre dans le même mouvement ? Dès lors, n’est-ce pas là un terrain propice à « un œcuménisme par le bas » et non plus seulement un « œcuménisme par le haut » ? Dans le monde, la forme des réseaux s’affirme de plus en plus. Nous avons récemment mis en évidence un courant chrétien international affirmé et exprimé par Brian McLaren, un pionnier historique de l’Église émergente (11).
Ne peut-on pas envisager l’avenir du christianisme et de sa composante catholique en termes d’une recomposition de ses formes institutionnelles ? Nous entrons ici dans une ouverture des possibles qui dépasse l’analyse sociologique si bien conduite dans ce livre par Danièle Hervieu-Léger. Elle nous éclairé sur un univers en mouvement pour le meilleur comme pour le pire… Sur le registre de l’Esprit, comment pouvons imaginer une nouvelle Pentecôte ?
Jean Hassenforder
- Danièle Hervieu-Léger, Jean-Louis Schlegel. Vers l’implosion ? Entretiens sur le présent et l’avenir du catholicisme. Seuil, 2022
- Danièle Hervieu-Léger. Présentation par Pierre-Antoine Fabre. Religion, utopie et mémoire. Edition EHESS, 2021
- L’autonomie croyante. Questions pour les Églises : https://www.temoins.com/jean-hassenforder-lautonomie-croyante-questions-pour-les-eglises/
- La genèse de Témoins : communauté chrétienne interconfessionnelle : 1973-1986 https://www.temoins.com/la-genese-de-temoins-communaute-chretienne-interconfessionnelle-1973-1986-redaction-en-1996/
- Le troisième homme : https://www.temoins.com/le-troisieme-homme/
- Comment le paysage religieux en France a complètement changé en quarante ans : https://www.temoins.com/comment-le-paysage-religieux-en-france-a-completement-change-en-quarante-ans/
- Le christianisme : une religion à l’échelle mondiale : https://www.temoins.com/le-christianisme-une-religion-a-lechelle-mondiale/ Quel avenir pour le christianisme ? : https://www.temoins.com/quel-avenir-pour-le-christianisme/
- Les « Fresh expressions » en Grande-Bretagne : https://www.temoins.com/les-fresh-expressions-en-grande-bretagne-point-de-vue-dun-pionnier-propos-de-michael-moynagh-recueillis-par-pippa-soundy-en-reponse-aux-questions-dalain-gubert-et-de-je/
- Des outres neuves pour le vin nouveau. Interview de Gabriel Monet : https://www.temoins.com/des-outres-neuves-pour-le-vin-nouveau-interview-de-gabriel-monet-auteur-de-leglise-emergente-etre-et-faire-eglise-en-postchretiente/
- Comprendre le christianisme émergent. Une recherche sociologique sur le mouvement de l’Eglise émergente : https://www.temoins.com/comprendre-le-christianisme-emergent-une-recherche-sociologique-sur-le-mouvement-de-leglise-emergente/
- La grande migration spirituelle : https://www.temoins.com/la-grande-migration-spirituelle/