Dans ce monde où se délitent les liens sociaux et où s’accélère les inégalités économiques et la dégradation des écosystèmes ce petit livre (130 pages) « Plaidoyer pour un nouvel engagement chrétien »(1) est un refus de réduire « la religion chrétienne à une posture identitaire » (p.11). Œuvre de deux jeunes doctorants et d’un étudiant en master d’histoire religieuse, il invite à un engagement autre que celui d’un conservatisme moral et se décline en trois parties : un historique de la politique catholique de ces dernières années ; une réflexion « vers un christianisme de l’inachèvement » ; une invitation à « composer une Terre nouvelle ».
Petit rappel historique
En ces temps dits de postchrétienté il est surprenant et décevant pour les auteurs du Plaidoyer de constater un retour des catholiques en politique vers le conservatisme ». Ils soulignent en effet une focalisation de l’église sur les questions de morale sexuelle et de bioéthiques doublée d’une préférence affichée pour les partis politiques de droite et pour l’économie néolibérale. Une raison de ce choix remonterait à la Révolution française, au combat mené par elle contre l’église catholique qui, de ce fait, a longtemps éprouvé de la méfiance envers la démocratie et le socialisme. A cette peur de la modernité politique s’est ajouté celle « de la modernité scientifique, la peur de la possibilité, pour la science, de penser par elle-même, indépendamment des fondements religieux ou des à priori moraux. » (p.40). Mais, au fil des décennies, méfiance et peur n’ont pas évité à l’Institution religieuse de perdre du pouvoir face aux changements inexorables de la société.
Aujourd’hui, elle s’arcboute et polémique encore sur des valeurs morales alors que, face à l’évangile « l’acte de foi est « irréductible, non seulement aux différents contextes culturels … mais aussi aux formes de la religion instituée qui le rendent possible grâce au continuel renouvellement de la tradition apostolique. » (p.47/48) En ce début de XXIème il est urgent de rendre audible à notre monde la Parole éternelle du Christ.
Vers un christianisme de l’inachèvement
Pour les auteurs du plaidoyer la lecture des textes bibliques nous donne l’image de Dieu qui se veut d’abord une rencontre, une expérience de l’étonnement, qui ne s’enferme ni ne se fige dans un concept de souveraineté et de toute puissance absolue. Ils souhaitent donc ouvrir un chemin qu’ils nomment « vers un Christianisme de l’inachèvement ». Ils notent que déjà, l’Ancien Testament offre la vision d’un Dieu qui déclare son Amour (Esaïe 43) ou se révèle dans « une brise légère » (1Roi19). Et dans le Nouveau Testament cet Amour se déclare d’une manière inouïe avec la venue d’un Dieu incarné, crucifié et ressuscité.
Malheureusement, au IIIème siècle, l’image archaïque du Dieu Souverain et Tout Puissant revient quand le christianisme reçoit le statut de religion d’Etat et se revêt de la puissance et de la magnificence de l’Empire Romain. Cependant, contre « cette vision triomphante et autoritaire de Dieu » se maintiendra, au travers des siècles, une « tradition apostolique qui poursuivit sa quête du Dieu d’amour, qui se rend proche des hommes : ce courant n’eut de cesse de rejaillir dans l’histoire, sous le visage de saints mystiques et de fondateurs de communautés religieuses. » (p.66)
C’est cette image du Dieu Tout-Puissant qui va se heurter plus tard aux ébranlements de la société occidentale : la modernité (période de la découverte de l’Amérique, de la Réforme protestante et de la naissance du rationalisme) puis les philosophes du soupçon (Marx, Nietzche et Freud) et enfin la Shoa. Contre ce concept de Tout-Puissant va se dresser ce que Jürgen Moltmann nomme « un athéisme de protestation … qui voit, dans le déchaînement du mal le signe le plus sûr de l’absence de Dieu. » (p.68 note). Que répondre ? Rien, sinon revenir à ce que Dieu dit de Lui-même puisque, écrit Jean Gosjean, « Dieu n’est pas Dieu parce qu’il a fait le monde…, non, Dieu est un Dieu parce qu’il est en conversation, parce qu’il y a du langage chez lui. »(p.70). Or, sauf à s’enfermer dans une langue de bois ou à se figer en langue morte une parole vit et s’incarne. En Jésus, ajoute Joseph Moing, « Dieu se rapproche de l’homme… défiant l’identité que notre raison Lui assigne, en l’altérant dans une figure du monde et un moment du temps, sans que cette révélation cesse de prétendre à l’universalité ni à l’unicité. » (p.71).
Ce à quoi nous invitent justement les auteurs du plaidoyer, c’est à une compréhension de Dieu qui passe « d’une conception substantielle et statique à une conception relationnelle et dynamique » (p.72), c’est-à-dire de l’évidence à l’expérience de la foi, à l’étonnement d’une rencontre qui se renouvelle. Car le Christ « ne veut pas d’abord nous imposer un style de vie particulier ….. Il veut nous libérer de nos asservissements » (p.74) y compris de l’idolâtrie à laquelle nous pourrions réduire notre représentation de Dieu et la pratique religieuse qui s’y rattache.
Dans un monde où les changements s’accélèrent prodigieusement et ou ne se pose plus la question de l’existence de Dieu (athéisme d’indifférence) s’impose la nécessité d’actualiser la parole évangélique. Mais comment le faire dans un contexte de relativisme généralisé ? Comment dépasser l’opposition relativisme – vérité et parvenir à énoncer la foi dans un langage audible à nos contemporains ? Il est clair en effet que le discours chrétien « semble avoir oublié, en cours de route, de se rendre relatif au langage de ceux qui devaient l’entendre » (p.80/81). Par exemple : dire Dieu c’est s’inscrire dans un imaginaire, une histoire et une tradition qui ne sont plus celles de la plupart de nos contemporains. Pour autant il ne s’agit pas de faire table rase des vieux vocables. Il s’agit d’abord de rester conscient du fait qu’ils parlent autrement, voire plus du tout, à ceux qui vivent sans se référer à Dieu. Il s’agit ensuite de chercher des langages qui énoncent la foi chrétienne en termes intelligibles à ceux qui les entendent.
Mais surgit une autre question dans l’église institution : qui pour élaborer cette « nouvelle énonciation » ? Cette réflexion ne peut être réservée aux tenants du pouvoir sacerdotal mais doit s’étendre aux laïcs confrontés à leurs expériences et à leurs choix pragmatiques. Il est clair que « C’est seulement en refusant de bâtir l’Eglise sur un pouvoir sacerdotal que les chrétiens pourront laisser à l’Esprit Saint le soin de ‘’remplir sa mission d’ébranlement des voies instituées et assurées de salut’’. » (p.84)
Aller vers un Christianisme de l’inachèvement rappelle aussi que notre foi se vit dans un monde où nous sommes reliés les uns aux autres et à tout ce qui constitue la nature. Vivre sa foi est différent de la dire. C’est éprouver intérieurement une autre manière d’être, c’est vivre à la fois le « maintenant et le pas encore » de la relation à ce Dieu qui est venu pour nous transformer en nous invitant à marcher sur les traces du Christ qui est « bienveillance à priori » envers tous ceux qu’il rencontre et ouvre un espace de liberté (p.88).
D’ailleurs, pour nombre de théologiens actuels « l’approche narrative et expérientielle s’avère plus féconde que l’approche plus classiquement dogmatique pour rendre compte de l’expérience de la foi. » (p89). Non que l’expérience soit un but en soi, mais aujourd’hui la théologie ne cherche plus à dire la vérité une fois pour toutes ou à spéculer sur la nature éternelle de Dieu. Elle cherche à ouvrir la pensée à une plus grande intelligence spirituelle de l’Ecriture en cherchant à la relier à l’expérience humaine contemporaine. (p.89)
Appelés à composer une terre nouvelle
A ce monde que ne préoccupe plus la question de Dieu et qu’inquiète chaque jour davantage sa propre survie, quelle perspective chrétienne ouvrir qui puisse permettre « le libre développement de chacun sur une terre habitable pour tous » ? La résurrection du Christ étant une dynamique d’arrachement à la mort « il nous revient d’annoncer avec espérance la possibilité d’un monde radicalement autre et d’agir en tant que cette possibilité est déjà réalisée » (p.93). Nous sommes « Appelés à composer une terre nouvelle ».
Or, cette perspective s’inscrit dans un contexte planétaire nouveau : celui de l’impact considérable et destructeur des activités humaines sur les écosystèmes de la planète. Et pourtant la prise de conscience de l’urgence à réagir face aux périls à venir tarde à venir. Qui pouvons-nous ? Pas grand-chose si nous ne commençons pas par reconsidérer notre place dans ce monde, au milieu des autres vivants, d’y mesurer notre fragilité et la fragilité de « notre maison commune ». Nous sommes invités à repenser notre appartenance au monde sans nous imaginer pour cela qu’il n’y a qu’une manière unique d’interpréter et de transformer la réalité. » (p.100) Toutes les lumières de bonne volonté peuvent converger dans cette démarche de « salut public planétaire ».
Quel pourrait être l’apport du christianisme ? De laisser l’image de l’homme « maitre et dominateur de la nature pour celle de médiateur : en nommant les autres êtres vivants et en s’émerveillant des liens par lesquels il leur est relié ». (p.102). Aujourd’hui, occuper la Terre signifie de plus en plus s’occuper d’elle, en prendre soin. L’ampleur de cette tâche se décline en trois approches : agir collectivement sur nos conditions d’existences, articuler le social et l’écologique et retrouver le sens de l’hospitalité.
Agir collectivement sur nos conditions d’existences car on ne peut se contenter d’espérer, de la juxtaposition des bonnes volontés ou des fruits d’une éducation vertueuse, un sursaut éthique de la société toute entière. Une analyse des déterminants structurels à l’origine des maux qui affectent la société est indispensable pour redéfinir ensemble les règles qui décident, en amont, de la façon dont fonctionne le monde social.
Or depuis 30 ans on assiste à une accentuation de l’individuation. Par exemple, dans le monde du travail, le management est individualisé par objectif pour privilégier les performances personnelles. Il en découle une souffrance qui devrait inciter à réinvestir l’approche collective dans l’organisation du travail. L’individuation impacte aussi les enjeux environnementaux quand on prône l’idée que c’est la somme des bonnes pratiques qui règlera le problème. Ce discours culpabilisant s’avère en fait paralysant.
C’est à l’échelon collectif que des mesures sont à prendre, par l’instauration de règles appropriées. Et c’est là que l’approche spirituelle a toute sa place. Elle nous rappelle notre inscription dans quelque chose de plus grand que nous, dans l’œuvre collective à laquelle Dieu nous invite à participer. Mais tels les invités de la parabole de la noce (Luc 14 v15-24) beaucoup déclinent l’invitation au profit de leurs affaires personnelles.
De plus, justice sociale et justice écologique sont intimement liés autour de 3 maux à combattre : la marchandisation de tout (choses et personnes) au nom d’une réduction du fonctionnement du monde aux lois du marché ; le creusement des inégalités qui diminue les possibilités de relations interclasses sociales ; et la règle du moins disant qui, à l’échelle planétaire, pousse les Etats-nation « à brader leurs dispositifs de protection, sociale, à affaiblir leurs normes environnementales ou à réduire leur base fiscale pour se rendre toujours plus attractifs pour les investisseurs internationaux. » (p.120).
Il y a enfin urgence à redécouvrir l’hospitalité. Au de-là de la charité chrétienne (cf. « j’ai été étranger et vous m’avez accueilli » Matthieu 25v35) il devient vital de rechercher la mise en place d’institutions justes et d’un cadre juridique fixant les conditions minimales pour respecter les droits humains en prévoyant les moyens de sa mise en œuvre sans oublier qu’accueillir l’autre c’est aussi lui laisser la parole pour qu’il puisse retrouver sa capacité d’énonciation et, par-là, son identité. (p.125)
Ainsi, entrer dans une démarche consistant à dépasser notre simple positionnement personnel face aux graves dérives de ce monde pour penser et agir à l’échelle d’actions collectives est l’enjeu qui nous est ici présenté avec la conviction qu’y répondre c’est rien moins que « participer au travail de l’Esprit Saint déjà à l’œuvre dans le monde » (p.131)
FR
Note :
- 1 : « Plaidoyer pour un nouvel engagement chrétien » de Pierre-Louis Choquet, Anne Guillard et Jean-Victor Elie. Ed de L’Atelier, 2017