"ASLAN EST EN ROUTE
Comme aiment le murmurer les habitants de Narnia, « Aslan est en route ». Mais les francophones savent-ils seulement qui est Aslan ? Il est étrange qu’il ait fallu attendre des décennies et la sortie d’un film de Walt Disney pour que le nom de C. S Lewis nous devienne familier et que nous ayons envie de plonger les mains dans l’épaisse crinière d’Aslan. Et pourtant, ce grand ami de Tolkien s’était fait connaître pour ses récits fantastiques bien avant l’engouement des jeunes lecteurs pour Harry Potter et le surnaturel.
Avec beaucoup de pudeur et de simplicité, Lewis a raconté, dans Surpris par la joie, les étapes de sa vie qui le menèrent de l’enfance à la conversion. Né à Belfast d’un père gallois, avocat, et d’une mère fille et petite fille de pasteurs protestants, il mène pendant dix ans une vie merveilleuse dans une maison où les livres sont rois. À la mort de sa mère, son monde s’effondre. Il est envoyé comme pensionnaire dans des écoles en Angleterre où il apprend surtout à détester le conformisme scolaire. Au déchirement de quitter les siens s’ajoute la plongée dans un monde qui le choque profondément. Peu à peu il perd la foi. Sa planche de salut ? La lecture. Il plonge alors dans l’univers des mythes nordiques comme une eau rafraîchissante où le merveilleux reste possible malgré les ombres de la vie.
Il est ensuite étudiant à Oxford, puis mobilisé pendant la Première guerre mondiale. Blessé en France à la bataille d’Arras, il peut retourner en Angleterre comme boursier à Oxford. Les années universitaires le conduisent au métier de l’enseignement. Avant d’être nommé à la chaire de littérature médiévale et de la Renaissance au Magdalen College d’Oxford, un événement capital vient bouleverser son évolution spirituelle et intellectuelle. C’est en septembre 1931, après de longues et troublantes discussions sur son engouement pour la mythologie païenne que son ami proche, J.R.R. Tolkien, lui raconte l’histoire du Christ en demandant à Lewis de la considérer d’abord comme un mythe, puis comme s’il s’agissait d’un mythe qui serait vrai. Ébranlé, Lewis écoute l’argument selon lequel le christianisme est une légende qui nous impressionne comme les autres légendes, avec pour seule différence que tout est réellement arrivé. Neuf jours plus tard, au cours d’une promenade avec ses amis, Lewis raconte qu’il était sorti de chez lui sans croire que Jésus Christ était le Fils de Dieu, et que quand il était rentré, il croyait. La lecture de L’homme éternel, de G. K Chesterton, parachève cette transformation. Non sans humour, Lewis écrira plus tard qu’il conseille à tout agnostique qui entend le rester de ne pas lire ce livre.
Après sa conversion il publie The Pilgrim’s Regress (Le retour du pèlerin – non disponible en français), allusion directe au livre de John Bunyan Le voyage du Pèlerin. Il y décrit sa propre expérience du christianisme. Cette allégorie est censée exposer les raisons qui ont empêché Lewis de découvrir le christianisme dans son enfance ; car ce dont il fit l’expérience en tant qu’enfant n’était qu’une caricature, quelque chose d’impossible à accepter. En conséquence, Lewis dut découvrir la foi d’une autre manière.
Parallèlement à sa carrière de professeur de littérature commence alors pour Lewis une extraordinaire carrière d’apologiste chrétien. D’abord par ses écrits. On peut considérer que ceux-ci prennent deux formes. D’une part, les œuvres fantastiques. Lewis excelle dans l’emploi du style allégorique ou métaphorique. On lira à ce sujet, Un visage pour éternité, Le grand divorce ou La trilogie cosmique, recueil en trois volumes. Lewis considérait cet ouvrage fantastique comme une sorte de « conte de fées pour adultes », car il y expose de manière romancée les tendances déshumanisantes de la science moderne et le danger que fait courir à l’humanité le rejet de l’objectivité des valeurs. Mais c’est sans aucun doute aux Chroniques de Narnia qu’il doit son succès le plus retentissant. Ces sept aventures, publiées en autant de volumes entre 1950 et 1956, se déroulent principalement dans un pays imaginaire créé et gouverné par Aslan, le lion, figure éminemment christique. Les héros principaux, tout comme le Frodon de Tolkien, sont des gens très ordinaires, quelques écoliers anglais qui se frayent un chemin vers un monde enchanté en passant par le fond d’une armoire. L’accès au monde de Narnia conduit les enfants à vivre des aventures extraordinaires qui sont autant de leçons de vie pour nous. Bien que les emprunts à diverses mythologies (grecque, romaine, nordique) soient flagrants, le message chrétien des Chroniques est incontournable. Et si Lewis s’est toujours refusé à dire que ces récits pour enfants étaient d’ordre allégorique, il admettait qu’en les écrivant il s’était demandé à quoi ressembleraient les choses si Jésus intervenait dans un autre monde, ou sur une autre planète, pour y sauver ses habitants.
Dans une perspective plus formellement apologétique, Lewis reste l’auteur des Fondements du christianisme ou de Dieu au banc des accusés. On n’oubliera pas non plus Le problème de la souffrance, où il aborde avec tact et humilité le délicat problème du mal, de la souffrance et de l’enfer. S’adressant aux non-chrétiens, au-delà des divergences séparant les confessions chrétiennes, Lewis explique, souvent sur le ton de la causerie, mais avec une force surprenante, les éléments essentiels de la foi chrétienne. Pendant la guerre, ses émissions sur la défense de la foi furent un sujet de réconfort pour beaucoup et lui valurent le titre d’« apôtre envers les sceptiques ».
Owen Barfield. écrivain et ami de Lewis, membre du cercle littéraire des Inklings (avec Lewis, Tolkien et C. Williams) affirmait qu’il y avait, en fait, « trois C.S. Lewis : l’éminent professeur et critique littéraire, l’auteur de romans de science-fiction et de livres pour enfants à succès, et le très populaire apologiste chrétien. »
Quelle que soit la forme qu’il utilise, Lewis demeure l’écrivain qui sut rendre présent, d’une manière particulièrement saine et efficace, le monde du merveilleux et du surnaturel. La littérature secondaire sur ses œuvres ne cessant d’augmenter, Lewis est de plus en plus livré en pâture à ceux qui aimeraient faire de Narnia une sorte de conte universel et consensuel, adaptable à l’envi à n’importe quelle vision du monde et privé du souffle du Dieu éternel. Ceux qui ont le courage de considérer le détournement du langage comme un abus pourront toutefois s’adonner à la lecture des propres œuvres de Lewis, qui demeurent la source la plus fiable pour interpréter ce penseur si attachant et si original.
Finalement, à ceux qui persistent à croire qu’il suffit d’avancer dans le temps pour avancer dans la vérité, que les modes sont toujours facteurs de progrès, Lewis opposerait, encore et toujours, son fameux argument contre ce qu’il appelait le «snobisme chronologique» : Tout ce qui n’est pas éternel est éternellement démodé".
Denis Ducatel