Un regard libérant
La longue marche des femmes vers un juste statut dans l’église et la société se poursuit. Malgré de belles avancées, la question de leur place dans l’Eglise demeure toujours d’actualité. Joëlle Sutter-Razanajohary, pasteur dans la Fédération des églises baptistes,vient de publier sur ce thème un opus intitulé « Qui nous roulera la pierre ? » où elle aborde le sujet à partir des récits de la création et d’une réflexion sur l’identité, l’autorité et le sacré, notions sur lesquelles se fondent la direction d’Eglise.
Si, se plonger dans la Bible, c’est aller à la rencontre de Celui qui l’a inspirée, c’est aussi voir qu’elle s’inscrit dans des cultures patriarcales et qu’elle est rédigée, traduite et interprétée uniquement par des hommes. Or, que nous la lisions au pied de la lettre (qui tue ?) ou non, nous l’interprétons en fonction de qui nous sommes : de notre sexe, de nos attentes et de nos contextes religieux, culturels, socio-économiques… Toutefois, grâce à l’étude et à la réflexion, nos interprétations peuvent évoluer. C’est ainsi que, sollicitée par son pasteur pour préparer des études bibliques résumant les différentes positions sur la femme et les « ministères dits d’autorité », Joëlle Sutter-Razanajohary fut conduite, au terme de ses recherches, à devoir « modifier totalement sa vision des relations hommes / femmes ». (2)
Au cœur des textes :
L’auteur commence donc par analyser les premiers récits de la Genèse, ceux qui nourrissent depuis des lustres l’image que la femme juive ou chrétienne doit se faire d’elle-même. Or, surprise, les traductions, dans leur majorité, n’établissent pas de distinctions entre les mots : Adam (humain), zakar (mâle), neqevah (femelle), ish (masculin) et isha (féminin).
En Genèse 1v27 et 5v2 par exemple, il est écrit : « Dieu créa Adam (humain) à son image, il le créa zakar (mâle) et neqevah (femelle) ». C’est le couple qui est à la ressemblance du Créateur, pas le mâle. Détail intéressant : les termes zakar et neqevah ne sont jamais utilisés pour les animaux, créés, eux, « selon leur espèce ». Ils ne le sont que pour le couple humain, créé à l’image de son Créateur et appelé à vivre en relation avec Lui. Dieu n’est pas un soliloque inventant un autre soliloque. L’étymologie de ces mots révèle par ailleurs un parallèle entre eux et la spatio-temporalité. En effet : zakar s’enracine dans le temps, neqevah dans l’espace. Par contre, dans la vie, le désir de « maitrise de l’espace » et de « primauté du faire » anime plutôt le masculin tandis que le désir « d’habitation du temps » et de « primauté du faire croître … » anime plutôt le féminin. Ainsi, résume l’auteur : « La beauté et l’équilibre émanent de ces deux réalités simples : mâle et femelle, ils sont créés ensemble, à la fois semblables et différents, et disposent chacun d’un espace de confort et d’une perspective de recherche, d’investigation et de développement ». (3)
En Genèse 2v18 Dieu dit : « Il n’est pas bon qu’Adam soit seul ». Il ne dit pas « Il n’est pas bon qu’Ish soit seul ». Et pour cause : à ce moment du récit Ish et Isha n’ont pas été nommés. Comme le souligne le rabbin Haim Dinovisz : « Lorsque la Torah parle de solitude d’Adam, elle fait allusion à l’homme et à la femme… » (4). Pour y remédier « L’Eternel Dieu bâtit le côté qu’Il avait pris à l’Adam en une Isha et la fit venir vers l’Adam. Et l’Adam dit voici cette fois l’os de mes os et la chair de ma chair. Celle-ci sera appelé Isha parce qu’elle a été prise de l’Ish. » Etonnant verset puisque : selon Dieu Isha vient d’Adam et selon Adam, d’Ish ! Est-il permis de se demander qui dit vrai ou d’admettre humblement que la profonde complexité de ce verset n’a pas à être gommée, bien au contraire puisqu’elle renvoie notre intellect au mystère glorieux des origines et à d’inépuisables exégèses !
Maintenant comment traduire « ezer kenegdo », l’expression sur laquelle on fonde la subordination de la femme créée seconde pour seconder l’homme ? Traduite le plus souvent « aide ou vis-à-vis » elle signifie à la fois : « semblable à lui » et « placé en face de lui » et, elle aussi, est unique dans la Bible. Par contre, employé seul, « ezer » est « utilisé pour Dieu en relation avec Israël. Etre une aide ne signifierait pas une position de secondarité mais un rapport à l’homme à l’identique de celui de Dieu face à Israël » (5).
Genèse 3. En abordant le récit de la chute Joëlle Sutter-Razanajohary revient sur Genèse 2v28 pour souligner, avec André Wénin (6), qu’à son réveil Adam parle à la 3ième personne, c’est à dire à lui-même. Il ne dit pas à Isha : Tu es l’os de mes os, la chair de ma chair mais : Voici celle qui est…. Dans cette absence de dialogue l’auteur décèle une fragilité du couple non étrangère aux causes de la chute. De plus, en affirmant qu’Isha a été prise d’Ish et non d’Adam, Ish ne la relègue-t-il pas déjà en position de dépendance ? Enfin l’auteur attire notre attention sur le fait que « le texte biblique dans son entièreté a été rédigé à l’intérieur du cadre de la chute… » et donc que « malgré l’inspiration divine quelque chose des conséquences de la chute teinte la narration de ce qui s’est passé, même avant la chute. » (7)
Dans son analyse de Genèse 3 Joëlle Sutter-Razanajohary insiste sur la vulnérabilité du couple induite par le manque initial de communication entre eux car Isha non plus ne cherche pas à connaitre Ish. Ils semblent là à attendre que l’autre fasse les premiers pas. Et soudain quelqu’un fait à Isha l’honneur de lui parler ! On connait la suite… Notons à nouveau que, dans le jardin, quand vers le soir Dieu appelle, c’est Adam qu’Il appelle puis que ce sont Ish et Isha qui répondent puis reçoivent les conséquences de leur acte, chacun dans son domaine : l’espace pour Ish (le sol difficile à cultiver), le temps pour Isha (gestations et relations douloureuses).
Joëlle Sutter-Razanajohary s’interroge alors sur les conclusions que Paul tire de ces récits de la Genèse, notamment dans son épitre aux corinthiens (1Cor11v1-16) où il affirme que « Le chef (la tête) de tout homme c’est Dieu, le chef de toute femme c’est l’homme, le chef de Christ c’est Dieu » (verset3) pour justifier… le port du voile par la femme ! Comment passer du Paul obscur de « Je ne permets pas à la femme d’enseigner, ni de prendre de l’autorité sur l’homme … Car Adam a été formé le premier, Eve ensuite et ce n’est pas Adam qui a été séduit, c’est la femme… » (1Tim2 v11-12) au Paul lumineux de : « Il n’y a plus ni juif ni grec, il n’y a plus ni esclave ni libre, il n’y a plus ni homme ni femme ; car tous vous êtes un en Jésus-Christ ». (Gal 3v28) ? Paul a reçu la Bonne Nouvelle de Jésus-Christ, ce message inouï, impensable, avec mission de le transmettre ce dont il s’acquitte pour nous dans des lettres admirables. A côté il y a la création des premières communautés dans la société où elles baignent. La révélation du salut, si elle va peu à peu changer les mentalités, n’a pas vocation à corriger les structures d’une société. On doit donc tenir compte du contexte culturel et admettre que « Paul navigue entre deux postures » (8) : son arrière-plan social et juif, et le souffle libérateur de l’évangile.
Au cours de l’histoire, sur les textes bibliques « dissonants » concernant les femmes, diverses positions ont été prises. Faut-il condamner les unes et retenir les autres ? Linda Oyer a choisi de les conserver toutes et de les structurer sous forme de grilles de lectures. Il ressort de son travail que, d’une époque à l’autre, les positions sur la place des femmes évoluent ce qui révèle « le caractère dynamique et évolutif des Ecritures » : si leur l’interprétation était statique, nous pourrions accepter l’esclavage aujourd’hui… (9)
Identité, autorité, sacré
Identité
Certes aucun verset biblique n’abolit l’esclavage ni le statut d’infériorité sociale de la femme, mais l’Esprit Saint, instillant l’amour et le respect envers tous, y invite. En Christ s’acquiert une identité nouvelle et se recompose une communauté qui libère des clivages issus des identités sociales, sexuelles, culturelles. Hélas, on ne sort pas aisément des idées reçues sur nous-même car « Nous sommes ainsi fait que nous ne pouvons connaître notre identité que par la parole d’autrui. », dit Charles Daniel Maire (p10). Cette parole, qui nous construit depuis l’enfance, nous pouvons la reprendre à notre compte et la questionner. N’est-ce pas ce vers quoi entraine Dieu dans la Genèse quand Il appelle Adam à quitter père et mère (qu’il n’a pas !) pour bâtir sa propre famille, et Abraham son pays, ses racines pour aller vers lui-même (« Lek leka » : va, va vers toi-même » ? Par Sa Parole Dieu nous appelle à trouver, en marche avec Lui, notre véritable identité.
Malheureusement Sa Parole peut parfois nous parvenir brouillée, à travers des textes soigneusement choisis puis interprétés de manière à établir une répartition de qualités et de rôles dits féminins ou masculins entre les sexes. Joëlle Sutter-Razanajohary donne la dessus son témoignage personnel et montre que chaque personnalité est dotée, à des degrés variables, de qualités féminines et de qualités masculines. Elle en réfère même à Paul exhortant ses lecteurs (et lectrices) à revêtir les qualités masculines du guerrier : force, vaillance et détermination (Eph6v10-12) et les qualités féminines du fruit de l’Esprit : patience, bonté, bénignité, fidélité et douceur (Galates5v22).
Que déduire de cela sinon que devant le Seigneur on doit « Apprendre à inverser l’ordre des regards sur soi-même, à se considérer d’abord comme un disciple avant de se voir comme un homme et une femme… » (11).
L’autorité
Qu’est-ce que l’autorité ? Elle n’est pas un pouvoir autoritaire qui s’acquiert en fonction de l’âge (l’ancienneté) ou du sexe, elle est, selon l’étymologie, une responsabilité double : celle de diriger et celle de faire croître. C’est pourquoi, « Contrairement à la domination et à la contrainte, l’autorité vise l’autonomie progressive de celui qui en bénéficie ». (11) On comprend alors que « Le mandat qu’Adam reçoit de Dieu dans le jardin recouvre clairement cette notion de responsabilité de croissance » (12) et non d’exploitation sans fin de la terre au seul profit des humains.
De plus, dans le nouveau testament « exousia » se traduit autorité mais aussi pouvoir (cf. Jean 1v12 : « A ceux qui croient en son nom elle (la lumière) a donné le pouvoir de devenir enfant de Dieu » or il est « construit sur le verbe exestin : c’est libre, c’est permis ». Cette polysémie nous aide à accueillir pleinement le souffle de l’évangile et à « comprendre qu’en Christ nous avons non seulement le droit, l’autorisation mais aussi le pouvoir d’agir comme des enfants de Dieu. » (13)
Pour une femme chrétienne ce pouvoir « d’agir comme des enfants de Dieu » serait-il, selon 1Tim2v11-12, subordonné, dans l’église et dans la famille, à la volonté de l’homme ? « Que la femme s’instruise en silence, en toute soumission, écrit Paul. Je ne lui permets pas d’enseigner ni d’user d’autorité sur l’homme. Elle doit demeurer dans le silence. » Ignorant la culture juive nous ne mesurons pas l’ouverture (la possibilité offerte à la femme de s’instruire) que voile l’interdit d’enseigner. Ce que précise l’auteur sur l’interdiction faite à la femme juive de s’instruire jette un éclairage révolutionnaire sur l’attitude de Jésus chez Marthe et Marie.
L’interdit d’enseigner s’adresse à la femme non encore instruite (la plupart à l’époque). Quant à l’expression : ne pas « user d’autorité sur l’homme » le mot traduit « autorité » n’est pas ici « exousia » mais « authentein » qui renvoie à la notion de « autorité auto-conférée et donc abusive. » 1Tim2v11-12 s’explique sans doute dans un contexte culturel précis. Il n’a pas une dimension universelle et définitive. Dans le livre des Actes Paul sympathise avec Aquilas et sa femme Priscille (Actes 18v1-3). Plus tard le couple rencontre Apollos et que lit-on en Actes 18v26 : « Priscille et Aquilas le prirent avec eux et lui exposèrent plus exactement la voie de Dieu. »
Le sacré
L’auteur se demander pourquoi certaines églises attachent une telle importance à l’observance littérale des versets semblant maintenir à jamais la femme sous tutelle masculine ? Joëlle Sutter-Razanajohary relie ce comportement au sacré, ce qui, aux yeux d’une personne « ne peut plus être discuté sans mettre en question l’ordre du monde »(14). Or, « là où les catholiques sacralisent le prêtre qui, en présentant l’eucharistie, représente le Christ (c’est pourquoi il ne peut être qu’un homme), les protestants évangéliques sacralisent les Ecritures mais aussi, comme par rebond, leur relation aux Ecritures » (15). S’ils ne peuvent les prendre à la lettre leur monde s’écroule. A l’inverse, ils retirent une vraie jouissance du sentiment d’être du bon côté de cette barrière invisible infranchissable qui sépare le pur de l’impur.
Et pourtant, qui, sinon Jésus, a combattu avec force l’ingérence du sacré dans la relation à Dieu ? Il a fait front au respect légaliste du sabbat, de la pureté rituelle et ses ablutions, des pratiques ostentatoires du jeûne et de la prière. « Jésus place l’être humain, qu’il soit un homme malade, une femme pècheresse ou un enfant méprisé, au-dessus de toutes les lois sacrées, brisant ainsi leur force paralysante et deshumanisante. » (16) Et Sa mort elle-même, à l’instant où se déchire le rideau du Temple séparant le lieu Saint du lieu Très Saint, détruit la séparation entre Dieu et ses créatures, entre le Père et ses enfants. En Christ ils peuvent venir à Lui, Lui peut venir à eux. « Le sacré n’a plus de raison d’être. » (17)
Vivre la direction de l’église autrement
Dans une juste relation entre hommes et femmes en église deux écueils sont à éviter : le complémentarisme par défaut (elle est ce qu’il n’est pas) ou l’égalitarisme (toutes les différences sont à occulter). Joëlle Sutter-Razanajohary propose « un partenariat différencié » où « chacun est responsable devant Dieu et devant les hommes de ce qu’il est et de ce qu’il veut réaliser dans sa vie. » (18) où, dans l’église, chacun a le pouvoir et la responsabilité de faire fructifier les dons qu’il a reçus au service de tous, où ce sont les dons qui sont complémentaires, non les sexes. Bien des résistances demeurent contre cette vision renouvelée d’un faire église qui laisserait chacun y trouver sa place et ne lui en assignerait pas une en fonction de son sexe, sa couleur de peau ou son statut social.
Si des siècles de patriarcat ont laissé des blessures identitaires profondes chez la femme, l’homme ne s’est pas forcément épanoui dans le rôle viril qu’il avait à tenir. Les deux sexes ont besoin de guérison. « Pour sortir du cercle vicieux d’un rapport dominant/dominée, l’Evangile propose aux hommes et aux femmes de regarder le Christ qui ne se définissait pas premièrement comme un être de sexe masculin (même s’il l’était) mais comme le fils d’un Père céleste. » (19). Car « Fils » renvoie bien à la filiation, non au sexe. Comment recevoir autrement l’absence quasi-totale des mères et des filles dans les généalogies et ailleurs ? Dernière question : « Le visage de Jésus humain, lorsqu’Il était sur terre, ressemblait-il au visage de Marie, Sa mère ? »
« Qui nous roulera la pierre ? » est un livre précieux pour les femmes mais également pour les hommes dans la mesure où le regard des uns comme des autres, lorsqu’ils lisent la Bible, traverse un brouillard « masculin » avant de rencontrer ce Dieu qui les appellent à devenir qui ils sont, non pour les autres ou les églises, mais pour Lui.
Françoise Rontard
Notes :
1 – Joëlle Sutter-Razanajohary « Qui nous roulera la pierre ? » Empreinte 2018
2 – Opus p21
3 – Opus p33
4 – Cité p38 : Le rabbin Haim Dinovisz : « Le vrai visage de la femme juive », Centre Mélakhim
5 – Opus p35
6 – Cité p46 : André Wénin : « D’Adam à Abraham ou les errances de l’humain ». Lecture de Genèse – Cerf 2017.
7 – Opus p44 note
8 – Opus p54
9 – Linda Oyer « Lire Paul à la lumière de Jésus » Neal Blough dir., De l’écriture à la communauté de disciple, Perspectives anabaptistes, Excelsis 2016.
10 – Cité p62 : Charles Daniel Maire « Identité subie, identité choisie » Olivétan 2009
11 – Opus p74
12 – Opus p77 note
13 – Opus p78
14 – Opus p83
15 – Opus p82
16 – Opus p86
17 – Opus p87
18 – Opus p90
19 – Opus p97