Rodolphe Gozegba-de-Bombémbé, pasteur et théologien en Centreafrique est venu en France pour préparer une thèse sur la théologie d’espérance dans une situation critique à partir de la pensée de Jürgen Moltmann. Il vient de rentrer d’un court séjour dans son pays. Nous lui avons posé quelques questions.
1 Rodolphe, pourquoi as-tu choisi de rédiger une thèse à partir de la pensée de Jürgen Moltmann ?
Les années 2012-2016 ont été des années de deuil, de souffrance, de pleur et de gémissement pour les centrafricains. Ainsi, on a entendu des pleurs, comme le dit le prophète Jérémie, « des pleurs amers. » (Jérémie 31, 15). Ce sont les centrafricains qui pleurent sur leurs biens détruits et sur leurs proches parents qu’on a froidement tués. Nous étions bombardés tous les jours et chaque jour. Comme Moltmann dans le contexte de la destruction d’Hambourg, j’ai vu des dégâts tout autour de moi en Centrafrique. J’ai vu des édifices de l’État détruits et saccagés. Des membres de ma famille ont souffert de graves agressions. La destruction généralisée de maisons et de lieux de travail a obligé des milliers de Centrafricains à fuir, principalement vers des pays voisins comme le Cameroun, le Congo RDC et le Congo Brazzaville. Pour faire face à ces tristes réalités, j’ai consacré mes études de thèse de doctorat à la théologie de Jürgen Moltmann. Dans sa théologie, Moltmann interprète la souffrance de Jésus-Christ sur la croix comme la volonté de Dieu d’intervenir dans la souffrance humaine et de la transformer. Le but principal de la thèse est donc de montrer combien le Christ Crucifié et ressuscité a souffert à la croix pour libérer l’humanité dans toute oppression.
2 Tu étais pasteur en Centreafrique. En quoi cette recherche théologique est-elle en rapport avec les questions que tu te posais et en quoi penses-tu qu’elle éclaire ta pratique ?
Mon pays est passé par une expérience similaire à l’expérience de désolation vécue par Moltmann – Tout cela me frappe tellement que je me suis senti porté à comprendre – en partie – la théologie de Moltmann. J’ai eu comme motivation de concevoir – des bases théologiques – sur des perspectives pour mon pays. Cela ne veut pourtant pas dire que la théologie de Moltmann soit systématiquement transposable ou convertible en Centrafrique. Mais, si je la reprends, je me trouve face à un vécu réel, intelligent, et sensible qui me concerne directement. Je peux donc en déduire que cela a modifié le sentiment du désespoir que je ressentais à propos mon pays. J’ai été touché par la théologie de Moltmann parce que ce que Moltmann a vécu en Allemande et qu’il a raconté est très proche de ce que j’ai également vécu en Centrafrique. Voilà pourquoi l’idée d’écrire sur la théologie de Moltmann a pris tout son sens. Je suis un échantillon des centrafricains qui ont souffert dans leur chair de cinq ans de guerre, de violence et d’atrocité. Mon étude sur Moltmann a donc toute sa signification.
3 Peux-tu rappeler les événements politiques, en particulier la guerre civile, qui ont marqué l’histoire de la République Centrafricaine au cours de ces dernières années ?
Au mois de décembre de 2012, plusieurs groupes de rébellion dans le Nord du pays se sont associés pour former la Séléka – qui signifie « alliance ou coalition » en sango, l’une des deux langues officielles avec le français. Beaucoup de ces groupes étaient géographiquement situés dans les zones marginalisées du nord et étaient majoritairement musulmans. Ajoutant à cela, les forces qui composaient la Séléka contenaient également de nombreux mercenaires étrangers notamment du Tchad et du Soudan, pays majoritairement musulmans. Ces facteurs ont joué un rôle dans l’identification de la Séléka en tant que groupe musulman, malgré sa structure et sa composition fluide et disparate. Un cessez-le-feu a été négocié entre la Séléka et le gouvernement de la RCA, avec l’aide du Tchad, en 2013. Cette négociation a échoué et les gens de la Séléka ont repris leur lutte contre le gouvernement, s’emparant de Bangui, la capitale le 24 mars 2013. Cependant, les combats se sont poursuivis entre les forces de la Séléka et les partisans de François Bozizé, le président de l’époque. Le pire de la violence a eu lieu en septembre. À ce moment-là, les forces anti-Balaka, formées en grande partie par des milices chrétiennes d’autodéfense dans les années 90, se sont impliquées dans la lutte contre les Séléka. Le porte-parole autodidacte du groupe, Sébastien Wenezoui, a déclaré que les anti-Balaka luttaient pour défendre les chrétiens contre les musulmans, et bon nombre des recrues anti-Balaka continuent encore aujourd’hui à provenir des communautés chrétiennes et animistes. Cela a renforcé la dimension religieuse des combats qui se sont considérablement développés depuis 2013. À la fin de 2013 et au début de 2014, la violence avait atteint des niveaux sans précédent et le potentiel de génocide a été reconnu par la communauté internationale, ce qui a amené au déploiement par la France de l’opération Sangaris, et l’intervention des Nations-Unies à travers la MINUSCA. Grâce à cette action la situation a été contrôlée. Depuis décembre 2012, nous avons vu un pays dévasté. Selon les différentes évaluations, de 3 000 à 6 000 personnes sont mortes. Des milliers d’autres ont trouvé refuge à l’extérieur du pays en laissant derrière elles leurs maisons et leurs biens. 1 300 000 personnes supplémentaires ont été déplacées à l’intérieur du pays , vivant dans des circonstances dégradantes, privées d’abri, d’eau potable, d’électricité, de nourriture et de soins médicaux. Des centaines de blessés sont morts faute de soin médicaux. Des milliers d’enfants se couchaient terrifiés par les tirs de rafales et à l’arme lourde. Des milliers ne dormaient pas dans leur propre lit, forcés de quitter leur maison pour se retrouver avec leurs enfants sans abri et vivant dans des hangars publics ou dans des lieux arides. D’autres ne savaient pas si eux ou leurs enfants et leurs proches verraient la lumière d’un nouveau jour. Des dizaines de milliers de familles ont perdu des êtres chers – un enfant, un père, une mère ou un mari.
4 Lors de ton récent séjour, comment as-tu perçu l’évolution de la situation politique, sociale et économique en Centreafrique ?
Cette guerre a vraiment affecté la situation politique et sociale de la Centrafrique. Socialement et psychologiquement les populations souffrent énormément. Cela ne m’a pas étonné parce qu’il n’existe nulle part dans le monde une guerre qui ne détruit pas le patrimoine culturel et les vies humaines. Le gouvernement actuel fait de son mieux pour maintenir la normalité et la tranquillité dans les villes autant qu’il le peut. Bangui la capitale est relativement calme, mais il y a encore beaucoup d’insécurité dans les provinces, notamment le nord.
5 Plus particulièrement, comment la vie économique évolue-telle actuellement ?
Le coût de la vie est devenu très élevé à cause de la forte présence des étrangers (fonctionnaires des Nations Unies, fonctionnaires des organisations humanitaires, des forces conventionnelles…). J’ai constaté que les prix des denrées alimentaires ont explosé sur les marchés par rapport aux années passées ; les prix des loyers sont très chers. Internet ne fonctionne pas bien, si bien que durant mon séjour je ne me suis pas bien connecté. En outre, il y a un réel manque d’accès aux soins de santé, à l’éducation, à la nourriture et de nombreuses personnes sont au chômage
6 Comment as-tu perçu la vie actuelle des églises chrétiennes en Centreafrique ?
Les églises au niveau de Bangui mènent normalement leur vie chrétienne. Les églises se sont engagées pour donner un message d’espoir et d’encouragement. Elles ont également initié de nombreuses rencontres intercommunautaires pour la paix, le pardon et la réconciliation. Les églises apportent également un message de paix dans une diversité de points de vue biblique, et cette action contribue au changement de mentalité. En général les églises, au niveau de la capitale, ont coopéré avec le pouvoir politique pour pouvoir mettre un terme à la guerre. Mais ce n’est pas le cas dans les églises provinciales – je veux parler des églises qui se trouvent dans le nord du pays. Les chrétiens de cette zone ,dont nombre d’entre eux a été victime sdu chaos et d’attaques des musulmans depuis 2012, craignent sans cesse des affrontements intercommunautaires. Cela étant dit, tant qu’il n’y aura pas une fin totale des conflits dans ladite zone, la population chrétienne continuera toujours à vivre des situations très difficiles.
7 Comment les églises chrétiennes participent-elles à la promotion de la paix en Centreafrique ?
Une plateforme des leaders religieux centrafricains a été mise en place. Peu connue début 2013, elle a fini par avoir un impact positif sur la vie du pays. Formée fin 2012, cette plateforme est dirigée par trois chefs religieux : le Cardinal de Bangui, Monseigneur Nzapalainga, le président de l’Alliance des évangéliques en Centrafrique, le pasteur Anicet Guerekoyame, et le président national de la communauté des musulmans centrafricains, l’Imam Kobine Lamaya. Ces trois responsables religieux se sont réunis parce qu’ils ont vu dans leur unité une possibilité de construire la paix au-delà de leurs différences religieuses. Ce but est porté dans leur devise, maboko na maboko téné ti siriri, ce qui signifie « ensemble pour la paix ». Leur mission est d’intervenir sur toute l’étendue du territoire centrafricain, de maison en maison, de famille en famille, et de personne à personne, pour apporter aux Centrafricains un message de guérison, de restauration, de réconciliation, de paix et d’espoir d’un lendemain meilleur. En 2013, la plateforme est devenue incontournable et a largement été reconnue, au niveau national comme international, pour sa capacité de leadership et ses actions menées. Pas une semaine ne pouvait se passer sans que les trois hommes ne soient sollicités par le gouvernement pour négocier la paix entre les communautés chrétienne et musulmane. La présence de cette plateforme interreligieuse est donc devenue très importante un peu partout dans le pays, là où le gouvernement et les forces conventionnelles internationales ne semblaient pas en mesure de trouver des moyens pacifiques pour mettre fin à la violence. La plateforme a joué un rôle important dans la création d’une passerelle entre le gouvernement et les porteurs d’armes. Alors que de nombreuses organisations non-gouvernementales sont orientées vers l’aide humanitaire, la plateforme, elle, fonctionne et plaide pour une fin du conflit dans le pays. Bien qu’elle n’ait jamais joué un rôle de médiateur à proprement parler, elle a exploré néanmoins des possibilités pour que les deux partis en guerre se réconcilient et puissent rester en contact comme des frères et sœurs, filles et fils d’un même pays. Par cette démarche, elle a su créer de la confiance des deux côtés. À maintes reprises, les trois leaders religieux ont été reçus par le gouvernement, qui les a encouragés dans leurs engagements pour la paix. C’est ainsi qu’au début de l’année 2014, ils ont été impliqués dans les pourparlers de paix et de réconciliation nationale en tant que conseillers spirituels et observateurs du processus de paix durable. La plateforme a été en mesure de combler un vide qui n’avait jamais été rempli par aucune organisation de la société civile en Centrafrique. Elle s’est engagée à ne pas s’arrêter dans son combat tant que la paix ne serait pas advenue. En outre, elle ne s’est jamais rangée du côté des parties en conflits, mais s’est toujours identifiée aux personnes vulnérables. Elle s’est opposée aux groupes armés en raison de leur violence commise sur la population et a interpellé le gouvernement sur sa responsabilité à apporter la paix à la population. Pour atteindre son but, la plate-forme participe à l’éducation à la paix : une société pacifiée en profondeur. Cette éducation s’est faite grâce à la formation des communautés locales et à la proximité des chefs traditionnels. La plate-forme s’est engagée dans nombre d’activités pour la paix en Centrafrique. Ses actions ont forgé le pardon, ont réinséré d’anciens rebelles. Grâce à son dévouement et à sa persévérance, elle a fait des pas importants vers la paix espérée pour la Centrafrique.
8 Quel horizon pour la société centrafricaine dans les années à venir ?
Pour penser à l’avenir, il va falloir commencer par penser à la reconstruction du pays en investissant dans l’éducation des jeunes-gens pour un vrai changement de mentalité. C’est l’étape la plus importante. Et comme je l’ai précédemment dit, le pays a été vraiment détruit pendant les événements passés. Je plaide donc pour que la communauté internationale, les ONGs, des personnes de bonne foi soutiennent la Centrafrique.