Sous un titre descriptif : « Les religions dans la société », un récent numéro spécial des Cahiers Français (1), dresse un remarquable état des lieux de la situation des religions en France à partir duquel on peut mettre en évidence les changements en cours dans le paysage religieux français. Le responsable de cette parution, Philippe Tronquoy, s’est adressé à des experts parmi lesquels beaucoup de sociologues réputés. Ce dossier est une aubaine pour ceux qui veulent faire le point sur ce sujet. Nous nous proposons ici d’en faire une rapide présentation en mettant l’accent sur quelques points.
Religion et sécularisation.
Dans une première partie, plusieurs articles traitent du rapport entre religion et sécularisation.
En quelques lignes, le producteur de ce numéro, Philippe Tronquoy résume la situation. « La séparation entre le pouvoir politique et les églises existent dans tous les états européens, et la quasi totalité d’entre eux ont enregistré un fort recul des pratiques et des croyances religieuses lors des dernières décennies, une situation qui distingue l’Europe des autres continents (2). Mais, contrairement aux théories de la sécularisation qui, dans les années 50 et 60, annonçaient un effacement inéluctable du religieux, ce dernier y demeure une réalité sociale évidente. Les études sociologiques l’attestent en même temps qu’elles montrent de très profondes transformations concernant l’inscription des Eglises dans le tissu collectif et dans leurs rapports avec l’Etat » (3).
Dans cet ensemble, deux articles ont particulièrement retenu notre attention.
A partir d’une perspective où la France est située dans le contexte plus large de l’Europe, Jean-Paul Willaime traite de l’évolution de la place du religieux dans la société (4). Si, autrefois, le religieux exerçait une emprise sur le politique, et si, en réaction, et dans certains contextes, une séparation radicale s’est établie, aujourd’hui, la fin de la tutelle religieuse ouvre la voie à de nouveaux rapports entre le politique et le religieux.
Les données du problème ont en effet complètement changé en fonction de deux grandes logiques : « une logique d’individualisation d’un côté, une logique de mondialisation de l’autre ». « La logique de la mondialisation du religieux ouvre la perception du religieux au vent du large et rend plus proche des religions réputées lointaines. C’est la fin relative de la frontiérisation politique (lien du religieux et d’une souveraineté politique, le système « cujus regio, cujus religio » et de la frontiérisation socioculturelle (lien privilégié d’un milieu social avec une religion particulière) des mondes religieux » (4a).
Les sociétés se transforment également en profondeur. C’est le cas en France où « l’Etat national se voit tout d’abord relativisé tant par le haut que par le bas ». « Porteur de la transcendance républicaine, il se plaçait hier en surplomb de la société et reléguait, du coup, l’instance religieuse en dehors de la sphère publique. Or, ce modèle s’efface. La politique s’ouvre de plus en plus volontiers au social, et multiplie, de là, les zones de contact avec les Eglises » (4b).
Dans un article sur « l’héritage chrétien de la France »(5), Danièle Hervieu-Léger inscrit le changement politique dans une perspective qui met en valeur l’ampleur et la profondeur de la mutation à travers laquelle l’imprégnation du modèle culturel catholique est en voie de disparition comme elle le signifie dans son livre : « Catholicisme : la fin d’un monde » (6). Notons bien, à notre sens (7), et comme le fait remarquer Frédéric Lenoir dans son livre : « Le Christ philosophe » (8), il faut bien distinguer ici entre le rapport à l’Evangile et le religieux catholique. Ainsi, lorsque Danièle Hervieu- Léger pointe l’inscription dans les mentalités d’une dépendance de bas en haut, c’est bien un effet de la tutelle séculaire de l’institution catholique. Ainsi peut-elle mettre en évidence « la mise à mal, dans toutes les sphères de l’activité sociale et humaine, des représentations d’un « ordre » transcendant imposant d’en haut aux individus et organisant à priori leurs rapports entre eux et au monde » (5a). Aujourd’hui, « la contractualisation généralisée des relations entre individus autonomes…ébranle toutes les hiérarchies institutionnelles données pour immuables… Ses effets pour toutes les grandes institutions (l’école, l’université, le couple et la famille, etc) sont d’autant plus dévastateurs en France que la prégnance invisible du modèle de l’institutionnalité catholique dans l’ensemble du paysage institutionnel et juridique y a été particulièrement puissante » (5a).
La situation des religions monothéistes.
Un autre ensemble de textes porte sur la situation des religions monothéistes. Pour avoir une vue d’ensemble sur les paysages religieux, on ajoutera à la lecture de ces articles d’autres textes comme « Nouvelles religiosités et nouvelles recherches de sens » (Louis Hourmant). Cependant, le bilan des religions monothéistes témoigne lui aussi de profonds changements.
Céline Béraud apporte ici une contribution originale sur « L’Eglise catholique, quatre décennies après le Concile Vatican II » (9). Au cours des dernières années, cette sociologue a en effet réalisé des recherches qui apportent des données nouvelles sur le catholicisme en France. Ces investigations sont récapitulées dans deux livres : « Le métier de prêtre. Approche sociologique » (2000) (10) et « Prêtres, diacres, laïcs. Révolution silencieuse dans le catholicisme français » (2007) (11). Ainsi, dans son article, Céline Béraud nous apporte un éclairage nourri par le travail de plusieurs années. Elle met en évidence « les recompositions qui émergent en bas » dans des mouvements qui s’inscrivent dans la durée : la pratique des synodes, les regroupements paroissiaux, les nouvelles formes de division du travail religieux. Dans un encart, l’auteur traite du déclin en analysant l’évolution du nombre de prêtres et de pratiquants comme « deux populations vieillissantes et décroissantes » (9a). « A l’horizon 2014, le nombre de prêtres au service des diocèses et âgés de moins de 65 ans ne devrait plus s’élever qu’à 4500 ». Céline Béraud étudie également la montée des « laïcs missionnés », dont une large majorité de femmes, dans les services diocésains. Si cette implication des laïcs est « assez largement décrite par les textes romains comme une suppléance », elle est nécessairement porteuse de transformations dans les représentations et dans les comportements.
Bien connu pour son livre sur le protestantisme évangélique : « Du ghetto au réseau » (12), le sociologue Sébastien Fath traite des « Identités protestantes aujourd’hui » (13) dans un panorama qui embrasse les grandes évolutions en cours et notamment la montée du courant évangélique. Par ailleurs, des articles sur l’Islam et le Judaïsme montrent aussi les grands changements intervenus au cours du dernier demi-siècle.
Les expressions du religieux dans la société.
Un troisième ensemble de textes porte sur « les expressions du religieux dans la société ». Nous sommes ici en présence d’une mutation des représentations et des comportements. Cette mutation a déjà été remarquablement analysée par la sociologue Danièle Hervieu- Léger, notamment dans son livre : « Le pèlerin et le converti » (14). Mais, dans son article : « Le religieux à la carte : une individualisation des pratiques et des croyances » (15), Jean-Marie Donegani nous apporte, en quelques pages, un éclairage particulièrement pénétrant.
Dans la société moderne, nous dit l’auteur, « le religieux s’exprime dans une logique d’identité plus que d’appartenance, dans une logique d’identifications, le plus souvent partielle, et répond moins à un conformisme social qu’à une utilisation personnelle sans obligation, ni sanction » (15a). À partir des données sur l’évolution des croyances, Jean-Marie Donegani illustre les transformations dans les modes d’adhésion à celles-ci, « le passage du dogmatique au psychologique ».
Et, dans une analyse très fine, il nous fait entrer dans un nouveau mode de penser. « Ce qui rend vrai un énoncé croyant, n’est plus aujourd’hui sa correspondance à une réalité extérieure, mais son efficacité propre et les conséquences qu’il emporte : la justification des croyances tient à leur utilité qui est justifiée par l’expérience. Les croyances, par là, s’ancrent dans le réel. Elles deviennent vraisemblables et il devient possible d’en rendre compte ». On passe « d’une société de prescription à une société d’inscription ». « La confirmation sociale du croire est toujours nécessaire », mais elle emprunte des voies nouvelles en allant « se chercher sur un mode affinitaire et intersubjectif ». « De la régulation par le haut », on passe au « type communautaire cherchant l’intensification du sentiment à l’échange mutuel » (15b).
Cependant, comme l’écrit Jean-Marie Donegani, cette nouvelle manière de penser et de croire peut s’inscrire dans une approche philosophique déjà reconnue. On peut « justifier sur un plan philosophique les constats sociologiques concernant les modalités contemporaines du croire… Car il faut rappeler que le croire subjectiviste et pragmatiste contemporain n’est pas moins fondé en raison que celui qui s’ente sur l’ancienne théorie de la vérité-correspondance » (15c). Sans doute, « l’écart entre la philosophie sous-jacente aux croyances des individus et celle qui anime l’institution, est-il une des raisons de la désaffection générale à l’égard de la religion institutionnelle, notamment catholique, et du difficile rapport de celle-ci avec la modernité » (15c).
Cette analyse permet d’interpréter nos observations personnelles au contact de différentes communautés. Nous comprenons mieux l’écart entre pratiques classiques et pratiques nouvelles et comment l’approche traditionnelle, encore majoritairement ancrée dans les générations les plus âgées, est en perte de vitesse lorsqu’elle met l’accent sur le conceptuel et le prescriptif. Cet article aidera aussi beaucoup de lecteurs qui participent, plus ou moins à la nouvelle culture à mieux comprendre leur évolution et à la situer théologiquement. L’expérience implique et requiert un discernement. Comme dit Jésus, « l’arbre se juge à ses fruits ».
Ce dossier sur « les religions dans la société » est, comme on le voit, particulièrement bienvenu. En faisant le point avec compétence, il ouvre notre regard sur les changement en cours qui sont en train de transformer en profondeur le paysage religieux français. Des horizons nouveaux apparaissent. Voilà un document à ne pas manquer.
Jean Hassenforder
10. 12. 2007.
Notes
(1) La religion dans la société. Cahiers français, N° 340, septembre-octobre 2007 (La documentation française). On peut se procurer le document au mail suivant : www.ladocumentationfrancaise.fr/auteurs/beraud.shtml
(2) Davie (Grace) Europe, the exceptional case. Parameters of faith in the modern world. Darton , Longmann and Todd, 2002 (Cf Le christianisme en Europe. Quelles perspectives ? www.temoins.com Lire l’article
(3) Tronquoy (Philippe). Les transformations du religieux. Cahiers français, N° 340, p.2
(4) Willaime (Jean-Paul). L’évolution de la place du religieux dans la société. Cahiers français, N° 340, p.3-7 4a p.4 4b p.5
(5) Hervieu-Léger (Danièle). L’héritage chrétien de la France. Cahiers français, N°340, p.10-14 5a p.13
(6) Hervieu-Léger (Danièle). Catholicisme. La fin d’un monde. Bayard, 2003
(7) Hassenforder (Jean). Les valeurs fondamentales selon Frédéric LENOIR. Cf www.temoins.com Lire l’article
(8) Lenoir (Frédéric). Le Christ philosophe. Plon, 2007.
(9) Béraud (Céline). L’Eglise catholique, quatre décennies après Vatican II. Cahiers français, N°340, p.72-76 9a p.76
(10) Béraud (Céline). Le métier de prêtre. Approche sociologique. Ed de l’Atelier, 2006.
(11) Béraud (Céline). Prêtres, diacres, laïcs. Révolution silencieuse dans le catholicisme français. Préface de Danièle Hervieu-Léger. PUF, 2007.
(12) Fath (Sébastien). Du ghetto au réseau. Le protestantisme évangélique en France. 1800-2005. Labor et Fides, 2005.
(13) Fath (Sébastien). Quelles identités protestantes aujourd’hui ? Cahiers français, N° 340, p.78-83.
(14) Hervieu-Léger (Danièle). Le pèlerin et le converti. La religion en mouvement. Flammarion, 1999.
(15) Donegani (Jean-Marie). Le religieux à la carte : une individualisation des pratiques et des croyances. Cahiers français, N°340, p.44-48 15a p.45 15b p.47 15c p.48 (En note, J.M. Donegani évoque la philosophie pragmatiste américaine. L’élaboration d’une théologie chrétienne reposant sur la philosophie pragmatiste et non plus sur l’onto-théologie traditionnelle a été tentée par Marcel Viau (Viau M. La nouvelle théologie pratique. Cerf, 1993).
Références: Groupe “Recherche” Témoins