Pour le pasteur et théologien américain Jim Wallis, la réponse est très clairement oui. Serait-il donc un de ces évangéliques qui, depuis la création de la Moral Majority de Jerry Falwell au début des années 1980 jusqu’à Georges W. Bush ont également répondu oui et acquis un rôle sans précédent dans la vie politique américaine ? Il faut peu de temps au lecteur de son livre La politique selon Dieu (God’s Politics) (1) pour ne pas se méprendre. Jim Wallis a construit son livre autour de la critique de la « Droite chrétienne » qui a semblé triompher lors des élections présidentielles et législatives de l’automne 2004, présentées alors comme le triomphe des « valeurs » qu’elle défendait.
Jim Wallis, né en 1948, a grandi dans un milieu chrétien conservateur dans le Michigan, il a, dit-il, connu une double conversion : lorsqu’il a choisi de suivre Jésus et lorsqu’il a décidé de militer en faveur des droits civiques à la fin des années 1960. Il reste très marqué par cette lutte et l’opposition à la guerre du Vietnam. Il fait des études de théologie à Chicago et fonde avec d’autres étudiants le mouvement Sojourners, qui édite aujourd’hui le magazine du même nom. C’est l’époque où ces jeunes chrétiens progressistes découpent dans une bible tous les passages parlant de la pauvreté pour constater qu’il ne reste plus grand-chose…
Depuis cette époque, Sojourners associe réflexion théologique et pression politique. A contre-courant semble-t-il puisque la Droite chrétienne a réussi à imposer ses « valeurs » aux hommes politiques qui se réclament du christianisme évangélique (au moins depuis les années Reagan). Mais alors, Dieu vote-t-il républicain ? Trois constats peuvent le laisser penser : « la domination des « interprétations conservatrices des Ecritures » dans la politique contemporaine ; la « corrélation artificielle » entre religion et idéologie conservatrice, qui a pour effet « d’exclure les progressistes religieux de la politique et les progressistes politiques de la religion » ; et le mépris dans lequel les cercles progressistes tiennent tout discours politique basé sur la foi, qui résulte aussi de cette confusion. » (2)
Le livre de Jim Wallis tente de comprendre cette situation et indique quelles devraient être pour lui les valeurs chrétiennes. Passons en revue quelques uns des aspects qu’il aborde.
Au service de Dieu ou Dieu à mon service ?
“Sir, my concern is not whether God is on our side; my greatest concern is to be on God’s side, for God is always right” Abraham Lincoln
Reprenant la phrase prononcée par Abraham Lincoln, Jim Wallis affirme que Georges Bush est certes un chrétien sincère (il le dit à plusieurs reprises), mais qu’il fait de la « mauvaise théologie ». Non content de critiquer la droite chrétienne sur le fond, il l’accuse en effet de ne pas avoir suivi Lincoln.
Pour mieux démontrer cette erreur, il compare deux mouvements inspirés par la religion aux Etats-Unis au XXème siècle : le mouvement pour les droits civiques mené par les églises noires dans les années 50 et 60 et celui de la droite religieuse des années 80 et 90 (avec la Majorité Morale de Jerry Falwell, récemment décédé, et la Coalition Chrétienne de Pat Robertson, ancien candidat à la Maison Blanche).
En dehors même de leurs différences évidentes sur le fond, Wallis compare, avec un parti pris cependant, leurs manières d’opérer. Ainsi, il constate que le combat pour les droits civiques « a été un succès parce qu’il a d’abord construit un mouvement qui avait une base morale et était politiquement indépendant. Il a certainement cherché à changer les structures politiques et les politiques, mais en opérant le plus souvent hors de celles-ci, depuis la base. En effet, c’est la force extérieure du mouvement et son argument moral qui ont été des éléments clés de ses derniers succès dans le système politique : les lois sur les droits civiques et le droit de vote de 1964 et 1965. » (p. 64)
En revanche, pour la droite religieuse, il affirme que leur « stratégie était moins de bâtir un mouvement et de changer les valeurs que de s’organiser électoralement. En fait, leur espoir était de s’emparer du Parti Républicain et de mettre en œuvre leur programme législatif. » (p. 64). Pour lui, il est évident que « la Droite Religieuse s’est fourvoyée en oubliant ses racines religieuses et morales et en recherchant le pouvoir politique ; le mouvement pour les droits civiques a vu juste en opérant à partir de sa force spirituelle et en laissant son influence politique découler de son influence morale. » (p. 64)
On le voit, Martin Luther King, pasteur baptiste, reste la référence de ce qu’il convient de faire lorsque la foi doit guider l’action politique.
On pourra objecter avec raison que ce que propose Jim Wallis constitue également une instrumentalisation de la religion. Pour ma part, je préfère que Dieu soit associé à la lutte contre la pauvreté qu’à une politique étrangère unilatéraliste et belliciste…
Que sont les valeurs morales ?
« Ils ne travailleront pas en vain, Et ils n’auront pas des enfants pour les voir périr ; Car ils formeront une race bénie de l’Éternel, Et leurs enfants seront avec eux. » Esaïe 65 : 23
L’élection de 2004 a montré les dangers du vote sur une seule question qui réduit toutes les valeurs morales et religieuses à un ou deux problèmes.
C’est sans doute l’aspect qui divise le plus les chrétiens. Pour Wallis, la conception de ces valeurs que la Droite Chrétienne a réussi à imposer dans le débat politique aux Etats-Unis est beaucoup trop restrictive. Le caractère sacré de la vie humaine concerne-t-il seulement l’avortement ? Ne faut-il pas également y inclure la peine de mort, les dépenses militaires, la question des missiles, le contrôle des armes ? Wallis pointe en effet la sélectivité de la Droite chrétienne qui lutte contre l’avortement mais prône la peine de mort.
Sur la question de l’avortement, il offre une perspective de sortie à l’affrontement entre pro-life (les opposants à l’avortement) et pro-choice. « Les leaders politiques des partisans de la vie et ceux du « libre-choix » ne pourraient-ils pas se mettre d’accord pour des actions qui réduiraient réellement le taux d’avortement, plutôt que de continuer à utiliser l’avortement surtout comme un symbole politique ? » (p. 79)
Ainsi, pour Jim Wallis, les valeurs religieuses et morales ne concernent pas seulement la sexualité. « La manière dont un candidat traite de la pauvreté est une question religieuse, et l’échec de l’administration Bush à soutenir les familles de travailleurs pauvres devrait être appelé un échec religieux. La négligence de l’environnement est une question religieuse. Mener des guerres préventives et unilatérales basées sur de fausses revendications est une question religieuse (un fait qui n’est pas remis en cause par la défaite et la capture de Saddam Hussein) » (p. 58)
Très clairement donc, il critique les différents aspects de la politique menée par l’administration Bush. Parmi les actes les plus critiqués, les réductions d’impôts pour les foyers aisés et les réductions des aides aux plus déshérités. Ce dernier aspect a particulièrement mobilisé les membres de Sojourners qui travaillent pour beaucoup au cœur des grandes villes américaines, là où se trouvent les populations les plus pauvres, dont beaucoup ont un travail, souvent issues des minorités noire et hispanique. Pour eux, la question de la pauvreté est centrale dans la Bible. Tout en reconnaissant la propriété privée, elle appelle au partage des richesses avec les pauvres. L’action menée en 2003 par Sojourners s’intitulait ainsi « budgets are moral documents » (les budgets, ici le budget de l’Etat fédéral, sont des documents moraux). Et Jim Wallis de s’interroger : « Pourquoi les groupes de « valeurs familiales » soutiennent-ils le programme économique de droite républicain alors qu’il blesse de si nombreuses familles à bas revenus ? » (p. 15)
Bénis soient les artisans de paix
« L’Éternel sera le juge d’un grand nombre de peuples, l’arbitre de nations puissantes, lointaines. De leurs glaives ils forgeront des socs, Et de leurs lances des serpes ; Une nation ne tirera plus l’épée contre une autre, Et l’on n’apprendra plus la guerre. Ils habiteront chacun sous sa vigne et sous son figuier, Et il n’y aura personne pour les troubler. » Michée 4 : 3-4
En matière de politique étrangère, Jim Wallis comprend combien le capital de sympathie dont bénéficiaient les Etats-Unis dans le monde après les attentats du 11 septembre 2001 a été dilapidé. Il pointe les erreurs de la réponse américaine au terrorisme qui n’a pas su préserver les valeurs comme le respect de la vie humaine. Pour lui, « la menace terroriste ne renverse pas l’éthique chrétienne. » (p. 17). Le discours manichéen du Président Bush a sans doute resserré les rangs aux Etats-Unis, mais il a empêché les Américains de voir la poutre dans leur œil : « Identifier le mal dans la brutalité des attaques terroristes est de la bonne théologie, mais dire qu’ils sont le mal et que nous sommes le bien est de la mauvaise théologie qui peut mener à une politique étrangère dangereuse. » (p. 16). Il précise d’ailleurs que « God bless America » n’est pas écrit dans la Bible… On trouve ici confirmation d’une des thèses avancées en 2004 par Sébastien Fath : « de bras armé du Messie chrétien, l’Oncle Sam devient le Messie lui-même »(3).
Jim Wallis s’est beaucoup battu, aux Etats-Unis comme en Angleterre auprès de Tony Blair, contre le déclenchement de la guerre en Irak pour des raisons morales et spirituelles. Beaucoup de ces prévisions (souvent les mêmes que celles faites par beaucoup d’Européens) se sont depuis révélées exactes. Il reste intimement convaincu que la lutte contre la pauvreté dans le monde est beaucoup plus importante pour établir la sécurité que l’augmentation des budgets militaires, en particulier celui des Etats-Unis. Il semble sur ce point mettre de grands espoirs dans le nouveau premier ministre britannique, Gordon Brown. Jim Wallis s’inscrit à bien des égards, et il le revendique, dans la lignée de la réflexion de (4) John Howard Yoder. (4)
Un « refuge sacré » pour les immigrés
« Si un immigrant vient séjourner avec vous dans votre pays, vous ne l’exploiterez pas. Vous traiterez l’immigrant en séjour parmi vous comme un autochtone au milieu de vous ; tu l’aimeras comme toi-même, car vous avez été immigrants dans le pays d’Egypte. » Lévitique 19 : 33-34
C’est un point moins développé dans le livre, mais qui occupe davantage de place aujourd’hui dans les actions de Sojourners, le soutien à la population immigrée. Le débat fait rage en ce moment aux Etats-Unis sur la politique migratoire. Des églises, ainsi que des synagogues, se sont déclarées « sanctuaires » (5) pour les familles de sans-papiers. Elvira Arellano, une Mexicaine dont le fils de 8 ans est américain réfugiée dans une église de Chicago, symbolisait (à l’image de Rosa Parks dans les années 1950) le mouvement pour la légalisation. Elle vient d’être expulsée au Mexique. (6)
La 4ème voie
Une fois abordés tous ces sujets, vous penserez, comme beaucoup d’Américains : Jim Wallis est tout simplement un gauchiste un peu idéaliste. Mais son positionnement est plus complexe, certaines questions comme la place de la religion dans le débat public et les questions morales le mettent en porte-à-faux vis-à-vis de la gauche traditionnelle. Et sans doute beaucoup de chrétiens vont se reconnaître dans cette posture toujours suspecte aux yeux de beaucoup. Allons un peu plus loin.
Après avoir identifié trois voies possibles quant à l’action politique aujourd’hui aux Etats-Unis, Jim Wallis en propose une quatrième qui transcende les clivages traditionnels. De quoi s’agit-il ? La première voie est conservatrice sur tout, c’est cette voie qui semble dominer aujourd’hui aux Etats-Unis. La deuxième est libérale. Libéral est à comprendre ici dans l’acception américaine du terme, c’est-à-dire plutôt de gauche. La troisième est libertaire c’est-à-dire libérale sur les questions culturelles et morales mais conservatrice sur le plan économique (dans le contexte américain, partisan du libéralisme économique).
Quelle est alors la quatrième voie que prône Jim Wallis ? Elle s’inscrit pour lui dans la « tradition religieuse prophétique ». Elle est traditionnelle ou conservatrice en matière morale tout en étant progressiste ou même radicale sur des questions comme la pauvreté ou l’égalité raciale. Elle réclame une bonne gestion de la planète et de ses ressources, soutient l’égalité entre hommes et femmes et est plus internationaliste que nationaliste (recherchant d’abord la paix et la résolution des conflits). Ce conservatisme moral ne se veut pourtant pas réactionnaire ou faisant de certains groupes comme les homosexuels, des boucs-émissaires. Pour résumer cela en reprenant les termes souvent opposés dans le débat américain, il se veut pro-life (pour la vie donc contre l’avortement), pro-family et pro-feminist. Il souhaite ainsi combler la ligne de partage des eaux entre les chrétiens évangéliques et la gauche libérale qui n’a pas toujours existé : « Avant que le mouvement soit humilié après le fameux procès Scopes en 1925 [Le procès dit « du singe »](7), le fondamentalisme était souvent allié sur les questions sociales à la gauche pour soutenir le genre de réformes économiques qui bénéficierait essentiellement aux travailleurs. […] les réformistes évangéliques et fondamentalistes menèrent les batailles pour l’abolition de l’esclavage, pour les lois limitant le travail des enfants -même pour le droit de vote féminin. Mais après avoir été banni dans un coin reculé de la vie culturelle américaine, le fondamentalisme est devenu une enclave de plus en plus conservatrice et isolée de foi défensive, « séparée du monde ». Ce sont en partie les assauts du sécularisme [laïcisme] qui ont contribué à transformer le fondamentalisme en la force de droite qu’elle est devenue maintenant aux Etats-Unis. » (p. 67)
Il renvoie ainsi dos à dos fondamentalisme « séculariste » (laïque) et fondamentalisme évangélique. (8) « Dieu est toujours un Dieu personnel mais pas privé. Les Démocrates ont tort de limiter la religion à la sphère privée- de même que les Républicains ont tort de la définir seulement en termes de choix moraux individuels et d’éthique sexuelle. » (p. 60)
Pas « si » mais « comment »
« La meilleure réponse à la mauvaise religion est une meilleure religion, pas le sécularisme » (p.66)
« Dieu parle de politique tout le temps » (dans la Bible) (p. 32)
La droite religieuse a beaucoup utilisé la radio et la télévision pour prendre l’ascendant depuis les années 1970. Internet (et en particulier la blogosphère) sert de rampe de lancement à ce « réveil » d’une tradition prophétique progressiste.(9)
Jim Wallis a en effet bon espoir que le discours évangélique progressiste trouve de plus en plus d’écho dans la société américaine. Il semble en effet que celui-ci gagne du terrain. Beaucoup de voix différentes se font entendre pour proposer une alternative au discours de la Droite chrétienne. Les 3 principaux candidats démocrates ont récemment accepté de participer à un forum organisé par Sojourners sur la pauvreté.
Religion et politique semblent donc devoir être liés aux Etats-Unis pour le meilleur comme pour le pire. Alors, comme le dit Jim Wallis, « Réfléchissez, priez et votez ! ».
Etienne Augris
1. Jim Wallis, God’s Politics, Why the American Right Gets it Wrong and the Left Doesn’t Get it, New York, Harper San Fransico, 2005 (les références données dans la suite de l’article renvoient néanmoins à l’édition britannique parue chez Lion Book)
2. The Rockridge institute (Ed.), Modeling Bahaviors, Articulating Beliefs : Reporting on Lessons Learned and Questions Remaining from our Online Conference for Spiritual progressives, 2005 cité par Michael Behrent, “Dieu vote-t-il démocrate”, La Vie des Idées, n°11, avril 2006
3. Sébastien Fath, Dieu bénisse l’Amérique, la Religion de la Maison-Blanche, Paris, Seuil, 2004, p. 248
4. John H. Yoder, Jésus et le politique, la radicalité éthique de la croix, Lausanne, Presses bibliques universitaires, 1984.
5. http://www.newsanctuarymovement.org/
6. http://blog.beliefnet.com/godspolitics/2007/08/sanctuary-movement-activist-ar.html
7. A lire sur le sujet : Gordon Golding, Le procès du singe, la Bible contre Darwin, Bruxelles, Complexe, 2006
8. Rappelons ici que le terme « fondamentaliste », avant d’être appliqué aux musulmans, est une création protestante évangélique. Le terme fait référence aux 12 traités édités aux Etats-Unis à partir de 1910 intitulés : The Fundamentals, a Testimony to the Truth.
9. Un exemple évoqué par le New York Times du 11 août 2007 : http://www.streetprophets.com/