“Maître Yoda – ou le nouvel esprit du protestantisme“, titrait France culture en commentant l’essai de Mark Alizart, paru cette année aux Presses universitaires de France (Coll. Perspectives critiques, PUF, Paris, 2015,336 pages, 19 euros) : Pop théologie. Ou “Quand la pop culture devient pope culture…” Maître Yoda, un nouveau Martin Luther ? Pas si absurde, si on considère comme Mark Alizart que la société du spectacle doit beaucoup à l’éthique protestante“. (http://www.franceculture.fr/emission-la-grande-table-2eme-partie-maitre-yoda-ou-le-nouvel-esprit-du-protestantisme-2015-04-28).
Pop théologie (Coll. Perspectives critiques, PUF 2015)
«Que la Force soit avec toi.» (Maître Yoda à Luke Skywalker dans les 6 épisodes.)
En 1972, Gilles Deleuze inventait la radicale «?pop ‘philosophie?», 43 ans plus tard, en 2015, Mark Alizart invente la “pop ‘ théologie”, une relecture de l’histoire des cultures protestantes… Radicalement philosophique, comme la préconisait Deleuze. Cette imitation de la discipline de Socrate, mais aussi du geste de la pop musique et du pop art, qui consisteà se saisir d’objets ou de formes appartenant à la culture populaire, favorisera-t-elle de nouveaux formats de pensées théologiques, comme la réflexion Religion et culture d’après Tillich (1886-1965) de Ricoeur (1991), reliant immanence et transcendance de la théologie et de la culture, afin de stimuler le Courage d”être spirituel et culturel du croyant(http://www.bibl.ulaval.ca/doelec/pul/dumont/fdchap08.html) ? Renforcera-t-elle sa joie de vivre, de se comprendre lui-même, de comprendre son temps et sa place dans ce monde, et d’aimer les autres, tout à la fois ? Maître Yoda pourrait-il avoir tord de dire qu’il faut “croire” en la Force, dans la Guerre des étoiles ?
Philosophie Magazine résume l’ouvrage ainsi : “On connaît la thèse de Max Weber? : le protestantisme a inventé le capitalisme jusqu’à oublier sa dimension religieuse et nous livrer à un monde désenchanté”. Le motif du désenchantement, pourtant, Mark Alizart n’y croit pas. Ce critique d’art fait même l’analyse inverse? : c’est parce que « nous sommes encore croyants, et particulièrement encore protestants, que notre monde, notre capitalisme, est si fécond ». S’appuyant sur Hegel, Benjamin ou Deleuze, mais aussi sur Martin Luther et Stevie Wonder, en passant par le « réveil méthodiste » de John Wesley, Alizart livre une réinterprétation convaincante de l’ère dite « postmoderne ». Selon le magazine, « Loin de tout nihilisme, elle apparaît animée par une « pop théologie »?: le désir protestant de dépasser perpétuellement la Loi. À la manière du pop art se déprenant de l’idée d’œuvre. Ou à la façon des blockbusters hollywoodiens mettant en scène l’acte de foi qui permettra au héros d’agir en état de grâce. Alors plutôt qu’une sortie du capitalisme, c’est bien son accélération, son accomplissement protestant qu’il faudrait viser afin de connaître enfin la vie au présent, scandée par un éternel « Amen, Alléluia». (http://www.philomag.com/les-livres/notre-selection/pop-theologie-11312) Pas très catholique…
Les Inrocks salue eux aussi cet essai singulier, dans lequel Mark Alizart, de manière originale, “mobilise de multiples sources et en croise des fils complexes, esquissant des clés d’analyse inédites afin de comprendre en quoi et comment nous serions tous, autant que des artistes, des protestants.” (http://www.lesinrocks.com/2015/04/15/livres/pop-theologie-tous-artistes-tous-protestants-11646020/) En particulier les “Millenials” (aujourd’hui trentenaires), et tous les descendants de la génération X.
Mais c’est la présentation du journaliste de Radio Nova, Jean Rouzaud, dans Novamag de juillet 2015 qui comporte des pistes de critiques et d’inspiration plus facilement recevables par les apprentis philosophes (http://www.novaplanet.com/novamag/46287/le-livre-de-la-pop-theologie) : “Si l’on admet que la musique Pop contient un principe d’épanouissement et d’expression libre de soi, alors Mark Alizart a raison de nous signifier cette présence du spirituel dans l’Art. Des ballades d’amour (vers Dieu, les autres) aux danses libératoires, il y a cette aspiration à la confiance dans les capacités humaines à se transcender“. Une aspiration et une approche bien plus proches de la pensée d’Emerson (cf. Emerson – le sublime ordinaire, par Raphaël Picon, CNRS Édition, 2015) et de Kandinsky (Du spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier), de L’Etoile de la rédemption de F. Rozensweig (Seuil, 2003) et de l’Eschatologie occidentale de Jacob Taubs (Édition de l’éclat, 2009) que des conceptions de Calvin ou de Wesley en théologie.
Celivre est un cours et un historique de la pensée ascétique intramondaine issue de la sotériologie luthérienne, c’est-à-dire du thème du salut dans la philosophie allemande (voir aussi pour l’histoire de ce versant : Tu dois changer ta vie, de Péter Sloterdjik, Libella Maren Sell, coll. ess-docum, 2011, et pour une comparaison des différentes traditions sotériologiques en théologie protestante, le cours d’André Gounelle, disponible en ligne: http://andregounelle.fr/protestantisme/cours-1998-10-la-grace-et-la-foi.php) : “cette démarche des hommes qui consiste à se libérer de leurs craintes et de leur culpabilité (dans les religions antiques et même juive ou chrétienne, [où] le Dieu est vengeur, démiurge, qui ne cesse de punir et d’ordonner)”, commente le magazine de Radio Nova, post moderne entre tous. Formule lapidaire du journaliste Jean Rouzaud, dénonçant au passage le motif supposé des théories du salut dans les théologies juive et chrétienne en général (un Dieu courroucé), et dans le protestantisme en particulier, qui a de quoi nous interpeler : un point sur lequel le journaliste de Novamag ne rend pas vraiment justice à la tonalité de cet essai.
Jean Rouzaud, spécialiste de la pop culture contemporaine, résume néanmoins le parcours des idées protestantes présentes dans ce livre, simplement : “L’auteur nous explique, écrit le journaliste, comment l’église réformée, les Protestants, vont tenter de se libérer de Rome, du pape, des abus de l’église pour donner bien des branches (méthodistes, piétistes…) qui, au bout du compte, tentent de redonner à l’être humain son libre-arbitre et son propre jugement, sans maître à penser ni directeur de conscience. Ce n’est donc pas le côté Gospel (God Spell) qui est évoqué, mais bien les philosophies successives (à partir de la Renaissance) pour une deuxième naissance de l’humanité, moins contrainte, un réenchantement du monde et des êtres, loin du péché originel.»
Le fil d’or est l’aspiration à la renaissance, à la légèreté, à la liberté, au réenchantement du monde, au renouvellement de l’être et des êtres, aux grâces et aux chants de la vie contemporaine “d’une manière non mélancolique” (Alizart). L’auteur, comme il l’indique aux Inrocks, ne connaissait rien au protestantisme il y a dix ans, mais livre ici un essai d’eschatologie à la philosophique et spirituelle, c’est-à-direct un témoignage d’espérance d’inspiration protestante. On pense à une spiritualité qui pourrait se rattacher, par exemple, à celle de théologiens protestants tels que Laurent Schlumberger (cité en fin d’ouvrage) ou Lytta Basset…
“Que nous dit cette histoire ?” résume Alizart pour le lecteur au terme de son parcours, dans une très belle conclusion, en forme de relecture philosophique du livre de l’Apocalypse :
” Au cœur de cette langue où nous ne cessons d’invoquer Dieu de mille façons – le faisant ainsi revenir, en quelque sorte, dans la réalité de notre vie – Dieu lui-même ne restera pas silencieux.” (p. 314) ” Il existe un lien entre la fin des temps et la vérité, en ce sens très précis où la vérité consiste dans le fait de dire : “C’est vrai ! C’est bien ça !” ou encore “C’est tout à fait lui !” À la manière dont on se réjouit de reconnaître au loin le visage d’une personne aimée. Et réciproquement, que reconnaître ce visage de l’être aime, c’est accéder à la fin des temps. (…)” p. 316, comme le disait déjà Hegel.
Cette pop théologie est charpentée : 1. Sécularisation de la Réforme, réforme de la sécularisation (1750-1870) – introduction : The Great Awakening; 1.I. Des prophètes entièrement nouveaux. 1.I.1. Méthodisme et romantisme. 1.I.2. Le délire bachique du vrai. 1.I.3. New Tought(s). 1.II. La modernité Born Again. 1.II.4. A pleasant sunday afternoon. 1.II.5. La religion de l’art. 1.II.6. Siffler en travaillant. 2. Réformation, formation, information (depuis 1870) – Introduction : réveil difficile. 2.III. Sola structura. 2.III.7. Différence et réformation. 2.III.8. Saint Bartleby. 2.III.9. Le Réveil juif. 2.IV. De l’esprit du capitalisme au capitalisme de l’esprit. 2.IV.10. Le capital symbolique. 2.IV.11. Les immatériaux. 2.IV.12. Le communisme des substances. Conclusion – Amen, Alléluia.
Et illustrée: Mark Alizart fait partie de cette génération de jeunes philosophes nourris de culture médiatique: “rock, séries télévisées, science-fiction, pornographie, jeux vidéo, objets du quotidien (…), et non moins maîtres es concept”, “qui ont contribué ces dernières années à développer un domaine intellectuel, éditorial et événementiel souvent stimulant, étiqueté du pétillant terme de Deleuze”, (Le Monde, David Zerbib : Cf http://www.lemonde.fr/livres/article/2015/05/28/sagesse-de-la-pop-philosophie_4642351_3260.html#Rc5ehDtLS1ylJYHS.99 ).
D’accord avec Jean Rouzaud et les autres, du point de vue philosophique et littéraire : “le livre est une frénésie de références avec 2 à 4 philosophes cités par page ! Il faut parfois s’accrocher (mais il cite aussi Star Wars, Céline Dion ou Philip K Dick… )”, comme du point de vue culturel : “Pour une fois que la Pop culture est élevée au rang de philosophie néo religieuse, on ne va pas pleurer” !
Certes. Mais l’on peut tout de même s’interroger :
Sur la forme, peut-on contredire Alizart (ou maître Yoda) ? Comment pourrait-il “ne pas toujours avoir raison”, puisqu’il frappe les esprits par ce néologisme pop théologique inédit qui saisit l’air du temps, résume tout, et, facilement mémorisable, se substitue au langage et aux analyses historico-théologiques “classiques” ? Comment la “pop theologisation” des esprits aidera-t-elle à penser l’articulation de la transcendance et de l’immanence divines à travers l’aventure humaine de l’eros et de l’agapé ? La création de mots nouveaux synthétiques n’est certes pas le seul fait des publicitaires, des politiques et des manipulateurs, bien ou mal intentionnés. La philosophie comme la théologie ont l’art de créer des concepts et d’inventer des expressions nouvelles (telle l’utopie de Thomas More). Mais du point de vue de la pédagogie, la “novlangue” de George Orwell dans 1984, voulue par Big Brother, est destinée, non pas à exprimer des idées, mais bien à les détruire.
Sur le fond, si l’histoire anglo-européenne et leur pop culture peuvent être comprises comme une série de réponses à la question du salut, il est néanmoins encore utile, avec Heinz Wizmann, de “Penser entre les langues” (Albin Michel, 2012), plus fondamentalement :
Il ” (…) y a deux sentiments religieux fondamentaux. La première religiosité est celle de l’immanence et a été explorée philosophiquement par les Grecs. Il s’agit de considérer qu’une chose est d’autant plus divine qu’elle est plus présente. Tout peut être divin pour les Grecs, parce que le divin, c’est l’être. L’autre religiosité est celle du judaïsme : elle est fondée sur le sentiment que le vrai divin ne saurait être présent – il est transcendant. Le christianisme peut être considéré comme une synthèse acrobatique entre les deux et l’Islam comme une volonté de faire retour à une transcendance plus rigoureuse. Mais aucune des trois religions de la transcendance n’a su effacer la religiosité première, celle du présent, qui sommeille en chacun de nous.” (Philosophie Magazine, été 2015, p. 72).
David Gonzalez