A la lumière de la question : « Comment mon engagement dans la vie consacrée séculière, en Eglise et dans le monde, m’aide-t-il à vivre la fraternité ? », il est bon de partager nos expériences et notre espérance pour construire un monde de fraternité rappelle et réalise, dans le beau texte qui suit, Guy Aurenche, le président du CCFD-Terre Solidaire.
La manière de vivre la fraternité s’invente chaque jour et d’une manière originale. Chacun de nous est donc responsable de son chemin de fraternité, tant pour lui-même que pour celles et ceux qui l’entourent. C’est pourquoi en commençant j’attire notre attention sur la nécessité pour notre regard d’être particulièrement attentifs à ce qui naît, ce qui pousse.
« Si le chrétien n’est pas en pleine sympathie avec le monde naissant, s’il n’éprouve pas en lui-même les aspirations, les anxiétés du monde moderne, s’il ne laisse pas grandir en son être le sens humain, jamais il ne réalisera la synthèse libératrice… il continuera à s’effrayer et à condamner presque indistinctement toute nouveauté, sans discerner parmi les souillures et les maux, les efforts sacrés d’une naissance. ». (Teilhard de Chardin, 9 Novembre 1936).
Par ailleurs l’on s’interroge souvent dans nos groupes pour savoir si la fraternité humaine est différente de la fraternité chrétienne. Je crois qu’il s’agit là d’une fausse question. Il n’y a pas de fraternité chrétienne si elle ne s’ancre pas dans des pratiques humaines fraternelles. Par ailleurs la fraternité pratiquée par tous et toutes est éclairée, et enracinée par le message chrétien. C’est ainsi que le Pasteur Bonhoeffer, qui lutta contre le nazisme en Allemagne et fut exécuté sur ordre d’Hitler, affirmait dans les années 1930, en s’adressant aux membres de la communauté chrétienne d’Allemagne : « Seuls ceux qui crient avec les Juifs peuvent chanter du grégorien ! » Cela signifie que pour le chrétien la démarche de foi, la prière et la célébration, le chant religieux et l’action de grâces, n’ont de sens que s’ils sont reliés aux combats des hommes et des femmes qui l’entourent. A l’époque du Pasteur Bonhoeffer il s’agissait d’être aux côtés des hommes et des femmes menacés et martyrisés par le régime nazi. Aujourd’hui avec qui nous faut-il crier pour que nous ayons le droit de chanter du grégorien ? La question n’est pas vaine car nous coupons très souvent en rondelles la dimension chrétienne et la dimension humaine de l’engagement fraternel.
Le même Père Teilhard de Chardin nous alertait d’ailleurs à ce sujet montrant bien le lien qu’il y a entre les combats humains et nos solidarités d’un côté et d’un autre côté la révélation de l’amour de Dieu : « Autour de nous un certain pessimisme s’en va répétant que notre monde sombre dans l’athéisme. Ne faudrait-il pas plutôt dire que ce dont il souffre, c’est de théisme insatisfait ? Les hommes, dites-vous ne veulent plus de Dieu. Or êtes-vous bien sûr que ce qu’il rejette ce n’est pas simplement l’image d’un Dieu trop petit pour alimenter en nous cet intérêt de survivre et de faire vivre… ? »
Il s’agit bien là pour nous, d’éviter de « rapetisser » Dieu, en nous coupant des hommes et des femmes en quête de fraternité.
C’est pourquoi lorsque nous parlons de la fraternité il nous faut immédiatement illustrer ce mot par des réalités très concrètes qui nous entourent. Faites l’exercice en recherchant dans vos mémoires et votre cœur, des exemples d’hommes ou de femmes connus ou moins connus, qui sont pour vous des acteurs de fraternité. J’en ai connu beaucoup au cœur de l’action de l’ACAT et aujourd’hui j’en côtoie beaucoup au cœur des différents partenariats portés par le CCFD-Terre solidaire. Donnons des noms, des visages à ces élans fraternels.
Fraternité et rendez-vous du monde
Si le travail de fraternité ne permet pas de répondre aux attentes les plus fondamentales de la communauté humaine contemporaine, alors cette fraternité ne m’intéresse pas. C’est pourquoi il semble nécessaire de faire rapidement l’examen de quelques caractéristiques de notre monde contemporain pour voir comment au cœur de ses réalités, la fraternité est sinon une réponse en tout cas un lieu d’espérance.
Face au défi de la mondialisation interdépendante.
Il n’est pas nécessaire de se demander si nous sommes pour ou contre la mondialisation. Nous sommes dedans. La seule question qui vaille de se poser, est celle de savoir si cette mondialisation sera fraternelle ou ne le sera pas. Pour répondre au défi de l’interdépendance toujours pénible que crée le monde mondialisé, nous pouvons choisir entre trois solutions. D’une part nous lancer dans une démarche guerrière qui consistera,pour éliminer la dépendance, à éliminer celui qui nous menace. C’est la raison pour laquelle tant de violences éclatent aujourd’hui à travers le monde économique politique et parfois religieux. Un autre choix est possible : « Mes frères,mes sœurs que le meilleur gagne ». Il s’agit de poser le principe de la libre concurrence dans le domaine économique, de la liberté du renard dans le poulailler ! Affirmer ce principe de la liberté, c’est affirmer que si les meilleurs doivent gagner, ce sont les plus faibles qui seront écrasés. Il ne faut pas s’étonner de ce que près de douze millions de femmes et d’hommes vivent exclus de la société française aujourd’hui. Ou que les deux tiers de l’humanité vivent en marge des richesses du monde. Ils ne sont pas les meilleurs !
Le troisième choix possible est celui du partenariat organisé et mis en œuvre dans les différents domaines des activités humaines. Le choix du partenariat est bien celui de la fraternité. Il n’est pas facile. Il ne faut pas rêver les relations partenariales. Il est difficile de nous entendre entre groupes de cultures,de religions ou d’opinions différentes. Mais il s’agit de s’apprivoiser et surtout de poser comme principes que les problèmes que rencontre notre société ne seront résolus que par un travail en partenariat. C’est ensemble que nous poserons les questions, que nous tenterons d’y répondre, pour construire un monde fraternel.
Alors nous constatons qu’au cœur de cette mondialisation interdépendante la fraternité est un outil indispensable.
Face au défi de l’extrême puissance.
Pour la première fois dans son histoire l’humanité a acquis des moyens de toute-puissance. Pour le meilleur et pour le pire. Il ne s’agit pas de regretter que les chercheurs trouvent de nouvelles solutions aux énigmes de l’humanité et que des technologies nouvelles en sortent. Par contre il s’agit bien de mettre ces nouveautés au service de qui,de quoi ? Là encore nous retrouvons la fraternité. Au service de qui mettre la capacité que nous avons d’informer la planète tout entière en cinq minutes ? Au service du mensonge ? Au service de la fraternité ? Au service de qui mettrons-nous les capacités d’intervention sur la cellule humaine ? Pour créer des clones qui deviendront les esclaves de quelques-uns ? Pour permettre de réparer le corps humain lorsque celui-ci est défaillant ? Au service de qui mettrons-nous les systèmes économiques et financiers qui gouvernent nos activités ? Au service du super profit lui-même au service d’un nouveau super profit ? Au service du bien commun,c’est-à-dire du partage des progrès, des profits et des avoirs.
Nous voyons bien que face au défi de l’extrême puissance, la fraternité propose des orientations extrêmement précises.
Au cœur du déboussolement du sens.
Là encore il est banal de répéter que les valeurs foutent le camp, qu’il n’y a plus de repères et que les gens font n’importe quoi… Ce constat souvent teinté de regret par rapport au passé est d’une part mensonger et d’autre part inutile. Si la quête de sens est aujourd’hui plus difficile c’est que toutes les communautés humaines autrefois séparées, se retrouvent sur un même plateau, dans un même supermarché des valeurs. Lorsque j’ai eu moi-même à faire des choix personnels,professionnels et religieux, j’avais face à moi trois ou quatre chemins possibles à emprunter. Aujourd’hui notre petite fille, en tapant sur son clavier, se trouve face à quatre cents propositions de vie. Le déboussolement du sens invite donc à travailler les bases sur lesquelles construire nos existences et aider, en particulier les plus jeunes à les construire.
Là encore la fraternité est bien le socle fondamental. Nous le savons la plupart des hommes ou des femmes qui ont posé des gestes héroïques pendant la guerre l’ont fait à partir d’une espèce d’instinct de base qui leur faisait dire : je l’ai fait parce que je ne pouvais pas faire autrement. C’était plus fort que moi. A travers cette expression c’est bien le fondamental de la fraternité qui jaillit. Dans la littérature du siècle dernier, le nihilisme suicidaire côtoyait le pessimisme révolté. Je pense bien évidemment à Camus qui dans son livre Le Retour à Tipasa nous invite à retrouver en nous une force.
« Pour empêcher que la justice se racornisse, beau fruit orange qui ne contient qu’une pulpe amère et sèche, je redécouvrais à Tipasa qu’il fallait garder intactes en soi une fraîcheur, une source de joie, aimer le jour qui échappe à l’injustice, et retourner au combat avec cette lumière conquise. Je retrouvais ici l’ancienne beauté, un ciel jeune, et je mesurais ma chance, comprenant enfin que dans les pires années de notre folie le souvenir de ce ciel ne m’avait jamais quitté. C’était lui qui pour finir m’avait empêché de désespérer. J’avais toujours su que les ruines de Tipasa étaient plus jeunes que nos chantiers ou nos décombres. Le monde y recommençait tous les jours dans une lumière toute neuve. Ô lumière ! C’est le cri de tous les personnages placés, dans le drame antique, devant leur destin. Ce recours dernier était aussi le nôtre et je le savais maintenant. Au milieu de l’hiver, j’apprenais enfin qu’il y avait en moi un été invincible. » (1952)
Il convient donc d’utiliser la référence à la fraternité pour aider chacun à trouver sens à son existence, et pour inviter à un dialogue des convictions sur cette base.
Le défi de la misère.
Si le monde actuel est beaucoup plus riche que celui d’il y a vingt ans, le fossé entre riches et pauvres s’est considérablement agrandi. Cela ne peut provoquer que malheur pour les victimes, rancœur ou réactions de violence. Comment, au cœur des mécanismes de production et de répartition des avoirs, pouvons-nous répondre à ce défi de la misère ? C’est bien la fraternité qui nous aidera à prendre le chemin du partage.
Nous voyons alors qu’être fraternel ne relève pas de quelques bons sentiments religieux ou humanistes, mais du plus profond réalisme pour répondre aux défis contemporains les plus difficiles.
Quelques chemins de fraternité.
Briser les solitudes qui tuent.
Autour de nous la cause des plus grandes souffrances se trouve bien dans la solitude, dans l’isolement organisé par les sociétés modernes comme par certains dérapages des anciennes cultures. L’un des chemins que nous pouvons emprunter pour nous diriger vers la fraternité est celui de prendre notre place dans des alliances qui aboutissent à rompre la solitude dans laquelle des hommes des femmes, des groupes humains entiers se noient.
J’en ai fait l’expérience à travers les campagnes d’appels urgents que menaient l’ACAT et Amnesty International à propos de prisonniers menacés ou torturés. Souvent nous ne parvenions pas à libérer la personne. Mais toujours, et nous l’avons su soit par la personne soit par ses proches lorsque la dite personne était décédée, toujours notre action a eu un résultat : « Lorsque j’ai appris que vous faisiez quelque chose en ma faveur, ce jour-là j’étais sauvé. Je n’étais plus seul. »
Il faut entendre les témoignages de ces prisonniers torturés que j’ai rencontrés à travers le monde. De même les témoignages des hommes et des femmes qui dans les pays du Sud les plus misérables, ou qui souffrent d’une oppression terrible, nous révèlent la force de fraternité lorsque celle-ci s’incarne dans le fait de briser la solitude. Nombre de partenaires qui vivent dans les pays les plus pauvres nous disent clairement que nous n’avons pas résolu le problème de la pauvreté ni de l’injustice. Par contre ils ajoutent tout de suite que le partenariat a brisé la solitude dans laquelle ils se trouvaient, parfois d’une manière volontaire de la part des puissances qui les écrasent, en leur permettant de savoir qu’ils n’étaient plus seuls. C’est ensemble qu’ils vont monter, réaliser, financer et évaluer un projet. C’est ensemble que les démarches de plaidoyer auprès des autorités décisionnelles se feront.
Oui si nous parlons fraternité dans nos églises, nos instituts séculiers, nos familles ou nos groupes, nous devons accepter d’emprunter le chemin qui conduit à briser la solitude dans laquelle tant de victimes trouvent la mort. Nous avons trop souvent tendance à considérer ces actions d’aide auprès des plus pauvres, comme une bonne action à mener pour des raisons religieuses ou humanistes. Il s’agit de beaucoup plus que cela. Il s’agit d’incarner la réalité que proclame la fraternité. A chacune et chacun de nous, à chacun de nos instituts et de nos groupements, de voir comment il peut faire alliance avec des associations, des ONG, des réseaux, qui ont décidé de refuser que la solitude ne tue davantage.
Promouvoir la dignité de chaque personne et de toutes les personnes.
Il s’agit de la dynamique des droits de l’homme sur laquelle je ne vais pas m’étendre trop. Si le 10 décembre 1948 la Déclaration Universelle proclamée par l’Organisation des Nations Unies commence par cette phrase : « Les peuples du monde entier ont proclamé leur foi en la dignité et la valeur de la personne », il s’agit bien là d’un message fondamental de fraternité. Pour reconstruire une société, pour faire face à un défi, l’acte de foi en la dignité de l’autre, de tous les autres, est une condition indispensable.
A partir de cet acte de foi nous énoncerons des droits et des devoirs reconnus à chaque personne. A partir de cette reconnaissance des droits et des devoirs nous serons vigilants à ce que les moyens politiques, économiques,sociaux et culturels soient donnés à tous et à toutes pour qu’ils puissent accéder à leurs droits. Ainsi en est-il du droit au logement, à la santé, à l’alimentation, au respect de ses croyances… il est trop facile de se contenter de proclamer la dignité. Il serait mensonger de ne pas faire suivre ce discours par des actions socio politique (j’y reviendrai plus loin) pour permettre à chacun d’avoir accès aux droits ainsi énoncés. Je sais que lorsque je parle de dignité tout le monde est d’accord. Lorsque je parle de droits on m’accuse de faire de la politique. Lorsque je parle de devoirs on m’accuse de faire de la morale. Il nous faut être logique avec la notion de la dignité.
La dynamique des droits de l’homme a créé un système de droit de regard sur les actions conduites par chacune des sociétés. Il ne s’agit pas s’immiscer dans la vie d’un autre groupe humain. Il s’agit de mettre en œuvre les accords juridiques passés à propos des droits de l’homme, pour s’assurer que chacun a une activité conforme à la parole donnée. Alors le rôle de la société civile, des associations, des instances nationales ou internationales de contrôle, voire de jugement, sont indispensables pour que la dignité devienne une réalité.
Cette action rejoint l’affirmation qui court tout au long de la bible : « Tu as tant de prix à mes yeux » c’est le cri d’amour que l’on met régulièrement dans la bouche de Dieu et qui s’est incarné le plus totalement dans la venue de Jésus. C’est d’ailleurs lui qui annonce clairement (Luc chapitre 4) que si le Royaume de Dieu était annoncé par les prophètes, ce Royaume se réalise aujourd’hui lorsque Jésus prend la parole dans la synagogue de Nazareth. Or ce royaume n’est pas n’importe quel royaume : « Les aveugles voient, les boiteux marchent, les captifs sont libérés… ». Cet aujourd’hui du Royaume de Dieu nous invite donc à la mise en œuvre effective de la dynamique des droits de l’homme.
Fraternité et construction politique.
Je sais que cet appel à l’engagement social, politique est parfois mal compris dans nos réseaux catholiques. Il ne s’agit pas d’enrôler tous les chrétiens sous la même bannière partisane. Il s’agit de dire que l’incarnation de la Bonne Nouvelle de l’amour fraternel, passe par des actions d’ordre politique et social. La pensée sociale de l’Eglise et les discours pontificaux ne cessent de rappeler cette évidence. Pourtant il y a encore des difficultés à la mettre en œuvre dans nos communautés.
Il n’y a pas de séparation entre la vision de la fraternité et l’éducation à la responsabilité citoyenne. Ceci est vrai pour les jeunes mais me semble-t-il à tout âge. Ceci est vrai pour les chrétiens comme pour toutes les autres personnes. En tout cas les chrétiens ne peuvent pas s’en dispenser. Ayant travaillé longtemps avec l’Abbé Pierre j’étais toujours étonné de constater l’acharnement que celui-ci avait pour faire passer dans la loi française le droit au logement. « Mais ce n’est pas votre travail, vous l’Abbé que de faire du droit et de la politique ». Et l’Abbé de me répondre : « Tant que le droit au logement ne sera pas passé dans la législation française, ma charité chrétienne ne pourra pas s’épanouir ! » L’on pourrait reprendre cette réflexion pour bien d’autres situations. On rejoint également là la phrase que l’évêque brésilien Helder Camara disait : « Lorsque je donne du pain à quelqu’un qui a faim l’on dit que je suis un saint. Lorsqu’on me demande pourquoi il y a tant d’affamés, l’on me reproche d’être communiste. » Bien sûr le Pape François devrait nous aider à franchir cet écart qui existe entre l’appel à la fraternité et l’engagement politique.
Accueillir la fraternité.
Moi qui suis un homme d’action, et auquel on peut reprocher trop d’activisme, je constate de plus en plus combien il est nécessaire de s’arrêter pour savoir recevoir. Nous avons toujours l’ambition de donner. Ayons la modestie d’apprendre à recevoir. La fraternité se joue dans la capacité que nous reconnaissons à l’autre, et tout spécialement au plus pauvre de donner, de contribuer. La démarche Diaconia 2013 a voulu remettre au cœur du service du frère, la place et la parole des pauvres dans nos communautés, dans nos actions et dans nos projets. Il ne s’agit pas là d’un geste faussement fraternel. Il s’agit bien de vivre la fraternité en permettant à ceux dont trop souvent nous n’attendons plus rien, de donner, de dire leurs richesses et de les partager avec nous. J’en fais l’expérience à travers le partenariat au CCFD-Terre Solidaire. Ce sont souvent les partenaires les plus menacés, les plus pauvres, qui nous donnent non seulement leur courage et leur joie de vivre, mais également des idées pour continuer le combat.
Quand l’autre me ré-humanise.
Nous avons vu que le plus grand danger qui menace la fraternité est celui de la déshumanisation, c’est-à-dire que des hommes,des femmes, des groupes humains entiers sont étiquetés et considérés comme sous-humains. La démarche des droits de l’homme devrait interdire cette discrimination. Hélas la réalité conduit certains à penser qu’ils ne sont plus considérés comme des êtres humains valables. La ré-humanisation c’est le cadeau que l’un me fait de me redire que je suis un homme, une femme, un être humain capable d’avenir, capable de fraternité et de solidarité.
L’on se souvient de la remarque de l’Abbé Pierre. En 1949 il recevait un certain Georges qui sortait de 20 ans de bagne à Cayenne. Il était malade,seul,désespéré et suicidaire. Sa femme étant partie avec un autre,sa fille refusant de le voir. L’abbé Pierre raconte cette rencontre : « C’est alors qu’Emmaüs est né. Parce que sans réflexion, sans calcul, j’ai fait pour ainsi dire le contraire de la bienfaisance. Au lieu de dire tu es malheureux je vais te donner un logement du travail et de l’argent, les circonstances m’ont fait dire exactement le contraire lorsque Georges est venu se confier à moi pour me dire qu’il allait se suicider tellement son malheur était grand. Je n’ai pas pu lui dire autre chose que : Tu es horriblement malheureux, et moi je ne peux rien te donner. Toi puisque tu veux mourir, tu n’as rien qui t’embarrasse, alors je te laisse libre de ta décision. Cependant est-ce que tu ne voudrais pas me donner ton aide pour aider les autres ? » C’est cette demande d’aide qui a ré-humanisé Georges et qui a fait de lui le premier compagnon d’Emmaüs. Voilà que quelqu’un qui était désespéré, comptait pour rien, redevenait un être humain parce qu’il avait été appelé au service des autres. C’est ainsi que nous pouvons nous ré-humaniser à travers la pratique de l’appel.
Combien de fois appelons-nous véritablement les plus jeunes à prendre des responsabilités dans nos sociétés, nos instituts nos communautés ? Se ré-humaniser c’est aussi la capacité que certains prisonniers menacés et torturés par leur bourreau avaient d’interpeller celui-ci au cœur de son humanité. Les prisonniers racontent alors que le bourreau, auquel on rappelait qu’il était un père de famille ou qu’il était capable d’aimer, le bourreau arrêtait au moins momentanément ses actes de destruction et de torture. C’est la victime qui en rappelant la capacité de fraternité qui existait même chez le tortionnaire, permettait à celui-ci de redevenir un être humain et d’oublier au moins momentanément ses capacités destructrices. Dans le texte de la Samaritaine n’est-ce pas un mécanisme de ré-humanisation qui se produit. Voilà que Jésus s’adresse à la femme. Celle-ci s’en étonne. En effet la voici reconnue par l’un des ennemis de son peuple. La voici prise au sérieux par ceux qui la considéraient comme hérétique. La voici revenue à un interlocuteur valable alors qu’elle était,sur le plan conjugal,considérée comme gravement fautive. La ré-humanisation ce n’est pas l’oubli de nos faiblesses, mais c’est au cœur de nos faiblesses accepter de recevoir d’un autre notre capacité d’humanité.
« Et toi m’aimes-tu ? »
Cette question que Jésus adresse au bord du lac à Pierre, le disciple si prompt à réagir et qui cependant l’a trahi, est adressée à chacun de nous. Il ne s’agit pas d’un examen de passage pour nous demander si enfin nous allons être à la hauteur. Cela n’est pas le style de Jésus. Il s’agit d’une déclaration d’amour que Jésus fait, au cœur de notre faiblesse, de la faiblesse de Pierre, car en posant la question Et toi m’aimes-tu ? Il affirmait la certitude que lui avait que Pierre était capable de l’aimer. C’est dans cette ré-humanisation que nous pouvons nous engager dans le cadre des relations conjugales, amicales ou fraternelles dans nos associations. Accepter de se laisser ainsi interpeller c’est accepter de prendre le risque de redevenir humain aimable et aimant.
De la fraternité au pardon en passant par la charité.
J’ai déjà beaucoup parlé de la fraternité. L’on oppose souvent l’action de solidarité ou de justice à l’action charitable. Le mot charité a souvent été dévalué parce qu’il a été ratatiné dans des actions petites, mesquines, qui avaient pour but de calmer notre mauvaise conscience. Pour moi la charité n’a rien d’opposé au geste de justice et de solidarité. La charité exige la justice. Elle va au-delà. En effet dans l’acte de charité, je prends le risque de me donner tout entier à la personne ou au groupe avec lequel je travaille pour davantage de justice. Ce don de moi-même, cet acte de charité, je ne peux le faire que parce que je crois que Jésus l’a fait au plus fort du terme en répondant oui au défi de l’amour et de sa fidélité à Dieu. Il n’y a pas d’opposition entre solidarité justice et charité.
Aller jusqu’au pardon ? Vous connaissez le témoignage de Maïte Girtaner : jeune résistante,elle fut arrêtée et torturée en France par un médecin de la gestapo. Bien des décennies après, elle qui était sur son lit de douleurs, définitivement marquée par les sévices dont elle avait été victime, reçut un coup de téléphone de son ancien bourreau qui souhaitait la voir. Oui il allait bientôt mourir en raison d’une maladie incurable. Et Maïte accepta de le recevoir. Celui-ci lui demanda ce qu’il devait faire avant de mourir. « Aimez » lui répondit Maïte. Qu’est-ce que cela signifie pour moi ? Maïte lui demanda alors de révéler à ses enfants et à ses proches le mal qu’il avait commis pendant la deuxième guerre mondiale et dont il n’avait jamais parlé. Puis Maïte raconte que lorsque l’ancien officier allemand la quitta, il lui dit comme dans un souffle le mot « pardon ». Et Maïte de dire que, sans même s’en apercevoir, elle fit le geste de l’embrasser. Il partit. Mourut quelques semaines après, après avoir parlé de ses méfaits à toute la famille. Il était redevenu un homme. Le pardon qui ré-humanise. Comment nous-mêmes l’accepter ? Comment nous-mêmes en être l’auteur ? Pardon est sûrement l’un des piliers de la fraternité.
Prière et fraternité.
Trop souvent nous coupons nos prières d’action de grâces, de demande ou simplement de supplication, des réalités, des défis de fraternité que nous rencontrons au quotidien. La prière commune est déjà l’expression d’un désir de fraternité.
La prière solitaire, ne peut s’envisager que dans le cadre d’une communion spirituelle plus large. La prière est bien l’expression même de notre situation de frères puisque nous nous adressons à Dieu,notre Père, par l’intermédiaire de Jésus, c’est-à-dire par l’intermédiaire de notre frère. Prière et fraternité ont donc à se nourrir mutuellement.
En guise de conclusion. Il y a de nombreuses années nous étions dans le cadre de l’ACAT dans un monastère, en Bretagne. A l’arrivée le frère portier me conseilla de lui laisser la garde de notre jeune fils Martin (environ 8 ans). C’est alors le frère vacher qui s’occupa de notre petit. Une vache trouva même l’occasion de mettre bas à ce moment. Le frère vacher dut se débattre. Notre petit parisien écarquillait les yeux devant un spectacle qui lui était bien étranger. Quel étonnement pour Martin que de voir au moment des vêpres le frère vacher qu’il avait vu dans les affres du combat, se retrouver dans sa grande aube calme silencieux marchant vers la prière. Est-ce le même, nous demanda Martin ? Eh oui, sur les chemins de fraternité nous avons à être parfois des vachers c’est-à-dire des acteurs-actrices au cœur des combats du monde pour que ce monde accouche de justice et de vie. Et en même temps être des priants c’est-à-dire de ceux et celles qui acceptent de s’en remettre à l’amour de l’autre, du Tout-Autre.
Alors que les vêpres se poursuivaient, Martin, très attentif au splendide chant des moines, interpella Blandine mon épouse : « Ils font cela tellement sérieusement, j’ai l’impression qu’ils veulent réussir ». Je ne sais pas très bien ce que cette expression pouvait signifier dans la tête et le cœur d’un petit bout de chou de 8 ans. Ce que je sais c’est que l’homme rencontré à la fois vacher et priant, la beauté d’une communauté qui s’adressait en louange à son Dieu, semblaient dire que ces hommes avaient un projet. Qu’ils partageaient ce projet avec celui qu’ils nomment Père. Et qu’au cœur de ce partage et de cette réalisation, ils se donnaient complètement. Oui nous sommes appelés à être tantôt vachers tantôt priants. Oui nous sommes appelés à mettre tout notre cœur dans les actions,quel que soit le rayonnement de celles-ci, qui servent la fraternité. Mettre tout notre cœur au point d’aider un plus jeune ou simplement quelqu’un qui cherche sens à sa vie, à penser que sur les chemins de la fraternité nous voulons réussir.
Guy Aurenche.
* Conférence donnée, devant les membres de l’Inter-Instituts séculiers de l’Ile-de-France le 2 mars 2014, par Guy Aurenche, avocat honoraire, président du CCFD-Terre Solidaire et président d’honneur de la Fédération Internationale de l’ACAT, auteur de : « Le souffle d’une vie » aux éditions Albin Michel et du « Pari de la fraternité » avec F. Soulages Éditions aux éditions de l’Atelier.
On se reportera avec profit aux différents articles publiés sur ce site par Guy Aurenche :