Avons-nous vraiment besoin de signes marquants, voire de miracles pour nourrir notre foi ? Comment les recevons-nous ? Ceux qui en bénéficient les perçoivent-ils nécessairement comme un appel à évangéliser, ou même simplement à témoigner ? Voilà quelques questions posées par ce récit de l’Evangile de Luc.
Il peut être intéressant de comparer l’Evangile de Luc et ceux qui parlent du même évènement ; dans les Evangiles de Matthieu et de Marc, les disciples, comme chez Luc, n’ont pas l’initiative, ils sont choisis par Jésus qui les découvre en longeant le bord de la mer de Galilée ; mais ni Matthieu, ni Marc, ne font mention d’un miracle avant cet appel ; peut-on en déduire qu’il y a deux voies de conversion ? L’une rapide, l’autre plus lente, incluant un cheminement nourri par des signes précurseurs ?
Cette multiplication des poissons ne peut que faire penser à celle qui accompagne la multiplication des pains ; et l’on peut remarquer que dans les deux cas, la nourriture miraculeuse ne vient pas seule, mais qu’elle est précédée d’une nourriture spirituelle : l’enseignement de la Parole par Jésus, donné depuis une barque à la foule massée sur la rive dans le récit de Luc (Parole qui a agi aussi sur les poissons ?).
Le miracle remet en cause les repères de la vie courante : l’inattendu, la profusion provoquent l’émerveillement, mais aussi la crainte ; en voyant la puissance du Seigneur se déployer dans ma vie, je peux me sentir fragile : vais-je pouvoir tirer toutes les conséquences de ce que je viens de recevoir ?
Comme Pierre, je peux me ressentir d’autant plus comme pécheur, au point d’être tenté de lui dire : « Eloigne-toi de moi, Seigneur ! » Parole qui fait penser dans sa formulation à celle que Pierre entendra plus tard de Jésus : retire-toi de moi, Satan ! Sauf qu’ici elle signifie : je ne suis pas digne que tu sois mon Seigneur.
Mais Jésus part de notre humanité, de nos tensions, comme de nos besoins au premier degré, comme il l’avait fait avec la Samaritaine. Il nous rejoint dans nos activités professionnelles, qu’il bénit : dans ce récit, la pêche ; aujourd’hui encore dans des activités où l’on n’attendrait pas obligatoirement son intervention : l’un des participants de ce partage l’a rencontré dans une affaire de marketing !
Jésus n’accuse pas, mais nous annonce la grâce ; et face à notre peur de « n’être pas à la hauteur », il nous dit tout de suite, comme à Pierre : « n’aie pas peur ! » Et tout de suite après, il confie à Pierre une mission importante, une mission d’évangélisation : « désormais, tu seras pêcheur d’hommes. »
Il existe une autre pêche miraculeuse dans les Evangiles, celle qui est relatée en Jean 21, après la Résurrection ; malgré des différences notables avec celle de Luc, elle nous parle aussi de la grâce ; Pierre ressent-il encore son indignité quand il couvre sa nudité avant de se jeter à l’eau pour rejoindre son Seigneur ? Comme si par cet effort personnel, il voulait racheter quelque chose ? (son triple reniement, par exemple ?)
Mais là encore, Jésus rassure le pécheur repenti, et lui confie même une autre grande mission : il était déjà pêcheur d’hommes, il aura maintenant une charge pastorale, celle de veiller sur ses frères dans la foi (« pais mes brebis »).
Ce qui nous rappelle qu’il n’y a pas lieu d’établir une hiérarchie entre les différents aspects de la vie chrétienne, contrairement à ce que l’on peut parfois entendre (« hors de l’évangélisation, point de salut ») ; il y a un équilibre à trouver entre l’évangélisation et la pastorale, mais aussi entre l’évangélisation et le cheminement intérieur, par exemple ; plus on est rempli, plus on est soi-même « évangélisé », et plus on évangélise en témoignant par son comportement : dans Luc 8, 38-39, l’homme délivré des démons aurait voulu suivre Jésus dans sa mission, mais celui-ci lui demande « seulement » de témoigner autour de lui de ce qu’il a vécu.
Chez Luc, comme chez Matthieu et Marc, les hommes appelés par Jésus le suivent immédiatement, laissant là leurs activités professionnelles, leur famille…Luc insiste particulièrement sur ce point en précisant qu’ils laissent « tout ». Ce qui est loin d’être le cas dans d’autres passages des Evangiles, comme dans la parabole des conviés (Luc 16, 18-20) : « excuse-moi, j’ai acheté un champ, je dois essayer mes bœufs, je viens de me marier »… ou dans l’Ancien Testament, où Elisée demande du temps à Elie pour finir de labourer son champ -1 Rois 19, 19-21- (il est vrai que dans ce dernier cas, Elisée le fait pour nourrir son peuple avant son départ)
La fin de ce récit rappelle le caractère radical de l’appel qui nous est adressé par Jésus, quelle que soit sa teneur, et quel que soit le cheminement, lent ou rapide, étayé ou non par des signes forts, qui nous conduit à entrer dans cet appel.
Alain Bourgade
Sur la base des notes prises par Gisèle McAfee.