À partir de l’autobiographie de Jürgen Moltmann: “A broad place”, Jean Hassenforder présente l’œuvre de ce grand théologien comme un apport particulièrement significatif pour une vision chrétienne dans la société et la culture d’aujourd’hui.
Dans les transformations en cours dans notre vie sociale et culturelle, de nouvelles représentations, de nouveaux ressentis apparaissent auxquels correspondent de nouveaux questionnements. Ainsi la théologie est-elle sollicitée pour proposer une vision selon laquelle le message biblique puisse être interprété en des termes qui donnent du sens à ces nouvelles manières de voir et ouvrent un horizon qui éclaire nos démarches.
Il nous paraît que notre époque se caractérise, entre autres, par deux grandes orientations : une tendance à l’unification, une accélération du mouvement. Il va de soi que la globalisation rapproche les pays et les continents. Mais, au plan de la culture, on assiste également à une réduction des cloisonnements, à un affaissement des barrières. Ainsi les approches systémiques et holistiques gagnent en influence. Au cours des derniers siècles, le mouvement a pris le pas sur la répétition, l’immobilité. Aujourd’hui visiblement, ce mouvement s’accélère. Comment envisager l’avenir ?
En regard, Jürgen Moltmann est manifestement, selon de nombreux avis convergents, un des plus grands théologiens contemporains (1). Nous voyons en lui une personnalité qui a développé une pensée originale capable de correspondre à beaucoup d’aspirations actuelles et de répondre aux questionnements correspondants. On comprend d’autant mieux une pensée lorsqu’on connaît le contexte dans laquelle elle s’est développée et l’histoire de vie qui l’a portée. Ainsi la récente autobiographie de Jürgen Moltmann : « A broad place » (2) peut nous aider à situer son approche théologique dans le contexte de son élaboration et en regard de la société et de la culture contemporaine. Cette autobiographie nous informe à la fois sur le déroulement de la vie de son auteur et sur l’environnement dans lequel les grandes orientations de sa pensée se sont développées. C’est dans cet ordre que nous allons rapporter les différents évènements en y joignant quelques commentaires.
UNE HISTOIRE DE VIE.
Jürgen Moltmann est né en 1926 dans une famille allemande de tradition humaniste marquée par le siècle des Lumières. Après une enfance sans difficultés majeures, il est confronté à l’horreur de la guerre.
Le drame de la guerre.
Il raconte ainsi comment en 1943 il a vécu le bombardement de Hambourg aboutissant à une extermination de ses habitants. Ce fut un véritable enfer. Une de ces nuits là, ce jeune agnostique cria à Dieu. Puis il fut mobilisé dans l’armée allemande, échappa à de grands périls et aboutit finalement dans un camp de prisonniers en Ecosse. C’est dans ce contexte de tristesse et d’amertume qu’en lisant l’Evangile de Marc, il découvrit Jésus dans l’affliction de la croix : « Quand j’entendis le cri de Jésus : « Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? », je sentis une conviction croître en moi : « Voici quelqu’un qui vous comprend complètement, qui est avec vous dans votre supplication, et qui a connu l’abandon ». Christ devint pour moi « le frère divin dans le besoin, le compagnon sur le chemin qui marche avec vous dans « la vallée de l’ombre de la mort »… « Je repris courage pour vivre à nouveau et je fus saisi, lentement, mais sûrement par un grand espoir dans la résurrection en Dieu »… « Aujourd’hui, presque 60 ans après, je suis certain qu’alors en 1945, dans le camp écossais de prisonniers de guerre, au fond obscur de mon âme, Jésus est venu me chercher et m’a trouvé » (p.30).
Une orientation vers la théologie
Progressivement, en discontinuité avec sa culture familiale, Jürgen s’est alors orienté vers des études de théologie. Il s’est marié avec une compagne faisant elle aussi des études de théologie et il est devenu pasteur dans l’Eglise réformée. Après quelques années en paroisse, il entre dans la profession de théologien à partir de 1958, et, de 1967 à 1994, il va enseigner la théologie dans la prestigieuse faculté de Tübingen au cœur d’une tradition d’excellence de réputation mondiale.
Des approches innovantes.
Jürgen Moltmann nous fait part des grandes approches innovantes qu’il a développées et qui, pour certaines d’entre elles, ont exercé une immense influence, ainsi sa théologie de l’espérance et sa vision du Père souffrant de la passion du Christ sur la Croix. Il aborde ensuite successivement des questions clef comme une conception de l’Eglise fondée sur l’Esprit, une réflexion sur Dieu trinitaire dans une nouvelle perspective mettant l’accent sur une dynamique relationnelle, une théologie de l’Esprit Saint, Esprit de Vie, une théologie de la création en phase avec de nouvelles approches scientifiques. Nous reviendrons sur ces grandes percées théologiques. Ce livre nous en montre le contexte et il accorde beaucoup d’importance aux relations et aux voyages de son auteur.
Un dialogue vaste et diversifié.
Effectivement, cette théologie s’élabore dans le contexte d’un dialogue vaste et diversifié. Ce dialogue s’exerce dans un grand nombre de directions avec des dominantes et des variantes selon les époques.
Ainsi, dans les années 60, autour de la « théologie de l’espérance », un débat actif s’engage avec des marxistes. Cette théologie trouvera écho chez des chrétiens actifs politiquement. Elle fait sens, par exemple, dans la théologie de la libération en Amérique latine.
Ce dialogue s’exerce aussi, d’un bout à l’autre, au sein du monde des théologiens. Moltmann nous fait entrer dans les coulisses de cet univers. « Ma contribution à la théologie implique une intense « conversation » entre théologiens du passé ou du présent » (p. 286).
Jusqu’aux années 60, la théologie allemande occupe une position prééminente dans le monde chrétien. Si on ajoute l’audience internationale de Moltmann, celui-ci est en dialogue avec la plupart des théologiens les plus influents de la planète.
Moltmann est présent dans des champs très variés. Ainsi il nous fait part de sa participation active à la revue Concilium engagée dans la ligne du Concile Vatican II. Il note ses relations amicales avec des théologiens catholiques comme Hans Küng. Il participe tout naturellement aux instances du Conseil œcuménique des Eglises. On remarque aussi son investissement dans le dialogue judéo-chrétien. Cet investissement correspond par ailleurs à une forte prise en compte de l’Ancien Testament dans sa théologie. Cette conversation s’étend à bien d’autres registres, comme, par exemple, une relation avec de nombreux scientifiques, ouverture indispensable pour penser une théologie de la création.
Ce dialogue se déroule à l’échelle internationale. À cet égard, le compte des déplacements de Jürgen et Elizabeth Moltmann est impressionnant. Ainsi, a-t-il reçu aux Etats-Unis un accueil particulièrement chaleureux si bien qu’il intitule un de ses chapitres « Le rêve américain ». Il y effectue en particulier un long séjour de 1967 à1968. « Mon accent sur la puissance créatrice de l’espoir et l’eschatologie de la venue du Royaume de Dieu comme promesse et exigence a touché apparemment une corde sensible dans l’âme américaine avec son sentiment du possible et son sens de l’expérimentation » (p.142). Au total, Jürgen Moltmann s’est rendu dans de très nombreux pays. On peut noter ici de longs et fructueux séjours en Asie.
Des rencontres significatives.
Deux rencontres récentes nous paraissent particulièrement significatives.
À la suite de la publication en anglais de son livre sur le Saint Esprit : « Spirit of life » (2002), des théologiens appartenant au mouvement de Pentecôte des cinq continents ont pris contact avec Moltmann. En 1995, il avait déjà rencontré Yonggi Cho, le fondateur de la grande Eglise du plein évangile qui compte 600000 membres en Corée du sud, une personnalité mondialement connue dans les cercles pentecôtistes et charismatiques. Ce dialogue s’est poursuivi par la suite, et, en 2004, Yonggi Cho lui a soumis la charte théologique de son Eglise. À la suite des remarques de Moltmann, Yonggi Cho a fait preuve d’une particulière ouverture en reconnaissant des manques dans sa précédente déclaration : « j’ai négligé le mal social… Je ne portais pas intérêt à la catastrophe de la nature… Nous devons nous rappeler que la rédemption de Dieu inclut aussi la nature… » (p.350-352). Voilà un bel exemple de l’étendue de l’influence exercée par la théologie de Jürgen Moltmann et qui tient, pour une part, aux convergences qui se sont manifestées, dès le départ, dans l’élaboration de la théologie de l’Espoir. Ainsi, dans ses origines, elle allie des sources différentes comme Bonhoeffer, le martyr de la lutte contre Hitler, mais aussi Christoph Blumhardt, pasteur allemand qui annonce le Royaume de Dieu en des termes à la fois charismatiques et sociaux. Parce que c’est une théologie innovante qui élève le niveau de conscience, elle peut exercer une influence dans des champs aussi différents que la théologie de la libération en Amérique latine et la théologie pentecôtiste de Yonggi Cho en Corée du Sud.
Autre exemple : les affinités entre le courant de l’Eglise émergente et la théologie de Jürgen Moltmann. Venu à la foi chrétienne à partir d’un milieu familial extérieur à toute Eglise établie, Moltmann a toujours refusé de s’installer dans un rituel institutionnel. Paru en 1975, son livre : « l’Eglise dans la puissance de l’Esprit » est fondé sur deux orientations : une vision du Saint Esprit et une perspective réformatrice de l’Eglise. Ainsi, peut-il évoquer en ces termes sa vision de l’Eglise : « Le but n’est plus d’être une église pour les gens, mais de devenir une église des gens » (p.202). En septembre 2009, Jürgen Moltmann a participé aux Etats-Unis à une rencontre sur le thème de l’Eglise émergente.
Les questions de la vie personnelle.
Dans cette autobiographie, Jürgen Moltmann nous parle également de sa vie personnelle : une vie familiale heureuse, un compagnonnage théologique avec son épouse Elizabeth qui s’est engagée dans une théologie « féministe », et les questions posées par le tournant de l’âge lorsque les enfants quittent le nid familial, lorsque les parents s’en vont, lorsque vient la retraite professionnelle. Comment trouver un nouveau souffle, un nouvel amour de la vie ?
En 2004 (version anglaise), paraît un nouveau livre : « In the end… the beginning. The life of hope » (3). C’est un pas nouveau dans cette théologie de l’Espérance initiée par Moltmann. « Dans cette petite doctrine de l’espérance, je me concentre sur les expériences personnelles dans lesquelles nous sommes à la recherche d’un nouveau commencement… ». Il y aborde notamment le problème des fins dernières : Y a-t-il une vie après la mort ? Y a-t-il une communion entre les vivants et les morts ? Nous sommes attendus. Mais qu’est ce qui nous attend ? Ce livre est une source de vie et d’espoir pour tous ceux qui sont affectés par le départ d’un être cher. Jürgen Moltmann y fait écho dans son autobiographie lorsqu’il évoque la communion qui demeure avec son père et sa mère après leur départ de la terre. Ainsi, évoque-t-il son père dans une page magnifique (p.322) : « Maintenant, tu n’es plus là, mais tu n’as pas disparu… Tu as échappé aux limitations de l’espace et du temps. Tu es présent… Je sens ta proximité… Tu es mort physiquement, mais tu demeures en esprit auprès de nous… ».
Esprit de vie. Spiritualité et vitalité.
À un âge où on peut connaître la tentation de se résigner ou de se retirer, Jürgen Moltmann découvre dans sa vision de Dieu, un nouvel amour de la vie. Le Saint Esprit est un Esprit de Vie, un Esprit qui est « donneur de vie » (p.346). Ainsi donne-t-il au livre correspondant le sous-titre : « Une pneumatologie holistique » parce qu’il ne veut pas séparer la vie spirituelle de la vie physique, la spiritualité de la vitalité.
« Une culture de vie provient d’une puissance intérieure issue de la foi au Dieu vivant et d’une expérience des énergies divines de la vie. Elie Wiesel, le survivant de Auschwitz avait raison lorsqu’il a dit : « Pour adorer Dieu, on doit vivre. Et pour vivre, on doit aimer la vie en dépit de tout » (p. 348).
Ce parcours avec Jürgen Moltmann nous montre combien il est en phase avec la vie d’aujourd’hui dans les aspirations, les préoccupations et les questions qui sont les nôtres. C’est également dans ce contexte que nous allons pouvoir situer ses grandes percées théologiques qui nous ouvrent un nouvel horizon.
GRANDES APPROCHES THEOLOGIQUES.
Dans cette autobiographie, Jürgen Moltmann nous fait part de ses recherches théologiques dans le contexte de leur élaboration. Nous découvrons l’originalité de ses approches et comment elles se sont succédées dans le temps. A travers la lecture de son autobiographie, nous allons donc présenter maintenant ses grandes œuvres et l’éclairage que nous en avons retiré.
Théologie de l’espérance
Paru en 1964, le livre : « Théologie de l’espérance » est tout de suite perçu comme une œuvre originale qui apporte un regard nouveau. Pour reprendre une appréciation de son auteur : « Ce livre a libéré les chrétiens du doute et il a éveillé l’espoir chez les non chrétiens » (p.98.) Il y a là une percée théologique qui suscite un grand retentissement.
Quels en sont les concepts clef ? (p. 101-105)
Moltmann en énonce trois :
1) Le concept de la promesse divine
2) Le concept de la résurrection du Christ crucifié comme la promesse de Dieu pour le monde.
3) Une vision de l’histoire humaine comme le cadre de la mission du Royaume de Dieu.
1. À la suite des travaux de Gerhard von Rad, Moltmann lit l’Ancien Testament comme « l’histoire de la promesse inépuisable de Dieu à Israël pour l’avenir du monde entier ». Dans les promesses de l’Alliance faites à Noé, Abraham, Israël et au Messie, Dieu s’engage. « Je serai votre Dieu et vous serez mon peuple ». La promesse de Dieu ouvre le futur et donne aussi le courage d’aller de l’avant. Cet engagement de Dieu ne concerne pas seulement l’avenir. Il se traduit par sa présence dans le présent. « J’habiterai au milieu des israélites », dit le Seigneur (Exode 29-45). Cette présence, la « Shekinah » conduit Israël dans le désert et l’accompagne dans l’exil. « La présence de Dieu en Christ et dans le Saint Esprit suivant le témoignage du Nouveau Testament poursuit cette vision : la promesse incarnée de Dieu et la présence de Dieu qui vient de l’Esprit » (p.102).
2. « Car toutes les promesses de Dieu trouvent leur oui en Lui », écrit Paul en 2 Corinthiens 1.20. Moltmann s’appuie sur cette affirmation comme le fondement qui lui permet d’interpréter la résurrection de Jésus comme la promesse définitive et universelle de Dieu concernant la nouvelle création de toutes choses (p.102). « Ce « oui » et « amen » divin est l’endossement inconditionné et inconditionnel de la promesse de sa présence qui vient à nous, aussi bien que la mise en œuvre universelle de cette promesse par delà toutes les frontières… (p.102). Dans la résurrection de Jésus, l’accomplissement de la promesse devient universelle : pour les vivants et pour les morts, et pour toute la création en soupir ».
Cette eschatologie à la lumière de la résurrection de Jésus ne se confond pas avec la foi moderne dans le progrès. « Si Dieu a ressuscité Jésus persécuté, abandonné, exécuté par les puissants de ce monde, alors il apporte un avenir à tous les « damnés de la terre ». La résurrection de Christ est la promesse d’un nouvel avenir pour tous ceux qui se croient sans Dieu ou abandonnés par lui, et pas moins pour les morts ». C’est pourquoi, Moltmann écrira son livre suivant sur « Dieu crucifié » (1972). L’espoir ne nous donne pas seulement la force pour briser l’oppression. Il nous amène également à ne pas nous résigner aux injustices du temps présent.
3. « La promesse que l’avenir de Dieu s’ouvre à nous, donne naissance à une mission dans l’histoire, de telle sorte que cet avenir puisse être anticipé dans le contexte des possibilités que nous découvrons. Si le royaume de Dieu est en train de venir, les réalisations qui correspondent à son intention sont des commencements temporels de sa venue et des formes de son arrivée dans le temps » (p.104). « Le Royaume de Dieu eschatologique est l’avenir de l’histoire. Il se manifeste comme puissance du futur dans l’histoire et source de commencements ».
Cette vision inspire nos vies : « La fondation de l’espoir n’est pas une utopie et l’exploration de possibilités inconnues. C’est un nouveau commencement et un commencement du nouveau, ici et maintenant aujourd’hui. Une vie nouvelle commence. Selon la première épitre de Pierre, « Nous sommes nés de nouveau pour une espérance vivante » (p. 105).
La parution de « La théologie de l’espérance » en 1964, puis de ses traductions a eu un grand retentissement.
Elle répond en effet aux interrogations de l’époque. Ainsi, parmi les interlocuteurs avec lesquels Moltmann a beaucoup dialogué, figure Ernst Bloch, un philosophe marxiste, familier avec le prophétisme juif et auteur d’un livre sur « Le principe de l’Espérance ». Plus généralement, c’est l’époque où se développe de grands mouvements sociaux et politiques : la lutte pour l’émancipation des noirs avec Martin Luther King aux Etats-Unis ou les luttes contre l’exploitation des paysans en Amérique Latine. À la même époque, le Concile Vatican II a ouvert des voies qui vont dans le même sens.
Et, en même temps, ce livre marque un tournant majeur dans la pensée théologique. Il ouvre une vision nouvelle en regard de l’influence exercée dans ces années par la théologie qui consacre la sécularisation et « la mort de Dieu ». Il rompt avec la théologie « démythologisante de Bultmann, et, par ailleurs, comme Pannenberg, il emprunte des voies nouvelles hors des sentiers de Karl Barth.
De grands vecteurs d’opinion mettent en valeur cette percée théologique. Ainsi, le 22 janvier 1968, un article de fond paru dans « Der Spiegel » en Allemagne, met en valeur l’originalité de sa pensée : ‘La résurrection de Jésus signifie une rupture radicale qui abolit le statu quo ». De grands périodiques américains abondent dans le même sens. Le « National Observer » écrit : « Une base nouvelle et significative pour une théologie qui est à la fois biblique et séculière ». Newsweek affirme : « Moltmann peut bien être le héraut d’un nouveau protestantisme américain luttant pour une transformation de la culture » (p.143).
La théologie de l’espérance de Moltmann ouvre pour nous un nouveau regard. Nous ne sommes plus enfermés dans la seule considération de notre sort individuel. Nous sommes dégagés d’une attitude volontariste. Nous échappons à une crainte religieuse diffuse et, aussi bien, à un pessimisme complet sur le destin du monde. Dans la puissance de l’action divine, la résurrection de Jésus ouvre un processus auquel nous sommes appelés à participer. Nous allons vers une nouvelle création où Dieu sera « tout en tous ». La victoire appartient à l’amour et à la puissance de Dieu, et elle est en route. Notre regard peut se porter en avant, entraînant une dynamique de vie. Il n’y a plus de compartiments dans notre existence. L’espérance anime notre vie personnelle comme notre vie sociale. Cette théologie soutient nos engagements parce qu’elle engendre, en même temps notre confiance personnelle. Ainsi, à la suite de « La Théologie de l’Espérance », Moltmann a publié en 2003 un nouveau livre sur l’espoir intitulé : « In the end… the beginning » (Dans la fin… un commencement). « Ce livre est principalement centré sur l’espoir qui peut nous encourager dans notre existence personnelle » (p.105) Et, effectivement, nous avons pu faire l’expérience du puissant réconfort que cette vision apporte. Ainsi la théologie de l’espérance vaut à la fois pour l’intime et pour notre existence sociale.La théologie de l’espérance a été particulièrement bien reçue dans les années 60 et 70 à une époque ou des changements profonds se manifestaient dans nos sociétés. En 1969, un article de « Time magazine » était ainsi intitulé : « Changing theologies for a changing world ». Aujourd’hui, nous pouvons observer à nouveau l’intensité du changement. Le monde est en pleine mutation. C’est dire combien cette théologie de l’espérance garde toute son actualité en nous proposant une vision en phase avec la transformation culturelle.
Dieu crucifié
Dans son autobiographie, Jürgen Moltmann raconte comment il est venu à la foi en Christ, dans la détresse où il se trouvait à la fin de la guerre dans un camp de prisonniers, par la lecture de la passion de Jésus dans l’évangile de Marc : « Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? ». Il a aussi beaucoup médité sur le massacre des juifs dans les camps de concentration. En publiant en 1972 un livre intitulé : « Dieu crucifié » ? Moltmann exprime en des termes renouvelés, l’amour de Dieu pour nous. « Est-ce que Dieu permet simplement au Christ de souffrir pour notre compte, ou bien lui même souffre-t-il avec nous et pour nous dans la souffrance du Christ » (p.193). Contrairement à l’influence de la pensée grecque qui penche en faveur de l’impassibilité de Dieu, Moltmann, dans une perspective trinitaire, soutient que Dieu le Père a ressenti la mort de son fils sur la croix. D’une certaine façon, le Père et le Fils sont engagés différemment, mais conjointement. « C’est la merveille de l’amour de Dieu qui s’est abandonné lui même en vue de sauver tous ceux qui ont été abandonnés ». (p.195). Si cette perspective a rencontré des objections chez d’autres théologiens, elle a, pour nous le mérite, de rompre avec la conception d’une justice impavide et impitoyable, qui resurgit encore parfois du passé, et de manifester aussi dans ce domaine la communion d’amour trinitaire.
L’Eglise dans la puissance de l’Esprit.
En 1985, Moltmann publie un nouveau livre intitulé : « L’Eglise dans la puissance de l’Esprit ». Son attention se porte ici sur l’œuvre de l’Esprit. « L’Eglise s’inscrit dans le mouvement de l’envoi du Christ et de l’Esprit Saint dans le monde pour aboutir à la glorification de Dieu le Père à travers la création rachetée » Moltmann rappelle que, de par son milieu familial, il n’a pas grandi dans une Eglise et que, par suite, celle-ci n’allait pas de soi. Ainsi perçoit-il immédiatement que l’Eglise doit être l’« Eglise des gens et non l’Eglise pour les gens » (p.202). « L’Eglise est la communauté de Jésus-Christ. Il est important de remplacer le langage traditionnel de la domination par le langage de l’amitié. Celui qui vit dans la communauté de Christ n’est pas le serviteur d’un maître, mais il est le frère ou la sœur de Jésus, si nous pensons en terme de filiation par rapport au Père, et l’ami de Jésus, si nous pensons dans les termes de la proximité de son amour » (p. 203). Ce point de vue sur l’Eglise s’ouvrira, par la suite, à une reconnaissance du courant de l’Eglise émergente.
Dialogue avec la théologie féministe.
Par la suite, Jürgen Moltmann dialoguera avec son épouse Elizabeth, elle même théologienne du féminisme sur la place des femmes dans l’Eglise. Avec elle, il récuse la tradition patriarcale : « Tout le système hiérarchique et autoritaire et le mode de penser doivent être changés », écrit-il, notamment à propos de l’Eglise catholique (p.328). Et il analyse finement la manière dont ces relations se croisent et s’intériorisent. Face à une conception autoritaire d’une théologie venant « d’en haut », il découvre une théologie de l’expérience venant « d’en bas ». Tout naturellement, en dialogue avec une pensée qui met l’accent sur la relation, il établit une correspondance avec la nouvelle pensée trinitaire qu’il est en train de développer, passant d’un monothéisme monarchique à une vision de Dieu, comme un « Dieu de communion » avec une grande richesse de relations. À une femme « critique » qui lui demandait : « est-ce que Dieu est un homme ? », il lui répondit : « Dieu est à la fois homme et femme » ou « Dieu n’est ni homme, ni femme », mais « Dieu est une merveilleuse communion » (p.327)
La Trinité et le Royaume de Dieu.
En 1980, Moltmann publie un livre sur « La Trinité et le Royaume de Dieu ». Cette recherche, nous dit-il, s’est révélée particulièrement fructueuse dans son travail ultérieur sur la création (« Dieu en création » (1985) et sur la théologie de l’Esprit Saint (1992).
Moltmann nous explique comment il est passé de la pensée traditionnelle en terme de substances dans laquelle les objets sont immobiles, isolés et divisés à une pensée en terme de relations. Ainsi, dans la pensée occidentale moderne, l’individu a été privilégié aux dépens de la communauté. La méthode scientifique dominante isole et divise d’abord. Aujourd’hui, par contre, se développe une vision systémique et holistique. « Selon la nouvelle compréhension écologique, on doit considérer chaque être vivant dans son environnement parmi d’autres êtres vivants… Nous sommes nous mêmes partie du monde et nous nous inscrivons dans ses processus… Comme cela devenait plus clair pour moi, je me suis départi de mon analyse en terme de « oui et de non » ou de « ou-ou », et je me suis engagé dans une pensée en terme de relations et de transitions » (p.288).
Dans cette pensée trinitaire, Moltmann se fonde sur l’évangile de Jean, verset 17-21 ; « Qu’ils soient un comme toi Père est en moi et moi en toi de sorte qu’ils puissent aussi être en nous »… Ici, l’unité de Jésus avec Dieu le Père ne se présente pas seulement en terme de relations, mais aussi dans une demeure (indwelling) réciproque : le Fils dans le Père, le Père dans le Fils. Il en résulte que l’unité de Dieu doit être comprise en terme d’unité trinitaire. Cette unité n’est pas une unité qui exclue. C’est une communion si ouverte que la communauté des disciples peut s’inscrire dans le Dieu trinitaire « afin qu’ils puissent être en nous ».
On a parfois reproché à la conception trinitaire de s’être construite sur la pensée grecque et d’être ainsi antijuive. Mais Moltmann se réclame de la doctrine de la « Shekinah » dans l’Ancien Testament. « Le Dieu d’Israël n’est pas seulement un, le seul Dieu et Seigneur de son peuple. Il est aussi le Dieu de l’Alliance avec son peuple, ce qui l’amène à demeurer parmi son peuple » (p.289). La « Shekinah » divine anticipe notre vision de l’incarnation et de l’œuvre du Saint Esprit. Tout cela nous permet de considérer le point ultime : « Voici, Dieu demeurera avec les hommes, et ils seront son peuple et Dieu lui-même sera avec eux » (Apocalypse 21.3).
Cette nouvelle pensée trinitaire a également pour conséquence d’induire une représentation de Dieu en évolution. On dépasse la conception d’un monothéisme monarchique ou Dieu est présenté principalement comme roi et seigneur pour déboucher sur un Dieu communion. Evidemment ce déplacement favorise une évolution dans la conception de l’Eglise.
La vision développée ici par Moltmann éclaire ma prière qui rencontre alors la communion divine à qui s’adresse reconnaissance louange, adoration dans le concert de tous ceux qui aiment et croient. Jésus dit : « Je suis le bon berger. Je connais mes brebis et elles me connaissent comme le Père me connaît et que je connais le Père » (Jean 10. 13-15). Cette vision de Dieu trinitaire s’accorde aussi avec une Eglise en mouvement, une Eglise en réseau, une « Eglise liquide » (3), une Eglise émergente. En effet, cette Eglise émergente se fonde sur des relations, une œuvre de l’Esprit dans la communion d’un Dieu relationnel. Cette vision est très présente chez tous les pionniers de l’Eglise émergente (4
Dieu dans la création.
En phase avec l’élargissement des horizons appelé par l’évolution de notre culture, Moltmann s’est engagé également dans une théologie de la création. Ainsi publie-t-il dès 1985 un nouveau livre : « Dieu dans la création. Une doctrine écologique de la création ». Sa recherche s’inscrit, comme d’habitude, dans un dialogue. Il nous parle ici de sa participation à la conférence annuelle initiée par Lord Gifford en Ecosse pour traiter de la « théologie naturelle ». Moltmann y traita de la doctrine de la création et de la théologie de la nature. Et là aussi, il présente une vision dans laquelle notre existence s’inscrit dans la dimension de la nature et du monde au sein de l’action divine qui agit sur tous les registres dans la perspective d’une « création nouvelle de toutes choses ». Notre espérance en Christ se meut dans cette dynamique « eschatologique ».
Cette vision est présentée en français dans un recueil de textes élaboré par Jean Bastaire sous le titre : « Le rire de l’Univers » (5). Dans une préface, ce dernier en montre toute l’originalité et la pertinence par rapport à la pensée écologique. Ainsi la théologie de Moltmann est en phase, sur ce point comme sur d’autres, avec les questionnements engendrés par la nouvelle manière de voir le monde qui s’esquisse et se développe aujourd’hui
Un nouvel Horizon.
Selon les avis convergents de nombreux analystes, Jürgen Moltmann est bien un des plus grands théologiens d’aujourd’hui. Mais sa pensée est aussi particulièrement originale, et, nous semble-t-il, pertinente pour chacun de nous. On pourrait reprendre aujourd’hui le titre d’un article paru en 1969 au sujet de son premier livre : « Une théologie qui change pour un monde qui change ».
Nous n’avons pas de compétence théologique particulière pour traiter de son œuvre. Pour une étude plus approfondie, on pourra se référer à des livres écrits par des théologiens et qui analysent son apport (6). Quelle est donc notre approche ? En lisant son autobiographie, genre particulièrement approprié pour entrer dans une pensée à travers l’histoire de son élaboration, nous allons à la rencontre de ce qui peut répondre à nos aspirations et à nos questionnements comme chrétien en dialogue avec des gens qui cherchent. Aussi, notre analyse s’accompagne de temps à autre de commentaires personnels.
Le titre de cette autobiographie : « A broad place » est emprunté à un verset des psaumes (analogue à un passage de Job) : « Thou hast set my feet in a broad place » (Psaume 31.8-9). C’est une exclamation de délivrance : « Tu as mis mes pieds au large ». On sait les épreuves que Jürgen Moltmann a vécu dans sa première jeunesse. Quel chemin il lui a été donné ensuite à parcourir ! Ainsi, le terme : « broad place » correspond bien aujourd’hui à l’étendue de son œuvre, tant en terme de relations que d’écrits.
Pour nous le verset : « Tu as mis mes pieds au large » s’applique également à l’impression que nous avons personnellement ressenti en accueillant l’approche de Moltmann. Ce fut particulièrement le cas à la lecture de son livre : « in the end…the beginning » après le départ d’un être cher. Bien sûr, comme dans l’examen de tout écrit, nous gardons le sens critique nécessaire, mais comment ne pas exprimer l’enthousiasme que suscite pour nous cette approche un peu comme un horizon qui se découvre, un chemin qui s’ouvre !
On peut donc se demander pourquoi nous ressentons souvent une véritable joie à cette lecture. C’est parce que, nous semble-t-il, elle élève notre niveau de conscience. L’autobiographie nous montre le développement de cette pensée. Celle-ci est enracinée dans la Parole biblique, au cœur de celle-ci : la promesse et la grâce de Dieu, la résurrection de Jésus, l’oeuvre divine. Elle nous parle en même temps de l’amour de Dieu, de sa générosité et de sa puissance. Elle rompt à la fois avec un doute généralisé, une pensée autoritaire et un héritage de crainte, des enfermements dans le littéralisme. Elle nous mobilise dans un mouvement en avant fondé sur l’espérance et la confiance, sur la vision de la nouvelle création où Dieu sera « tout en tous ».
Cette pensée en mouvement est aussi une pensée qui abolit les cloisonnements, une pensée qui relie. À de nombreuses reprises, nous voyons là une pensée où tout se tient. Ainsi, elle nous rejoint à la fois dans notre intimité et dans notre existence sociale. Elle proclame la générosité divine dans toute l’humanité, sur la terre comme au ciel. L’Esprit Saint est un Esprit de Vie qui répand la vie dans tous les registres de la personnalité humaine. Dieu trinitaire est communion d’amour et nous accueille dans cette communion. Dieu vient à nous et nous entraîne dans l’avenir qu’Il nous prépare. L’action divine ne concerne pas seulement l’humanité, mais aussi l’ensemble de la création.
Bref, en regard de la mutation qui se déroule sous nos yeux, dans le monde d’aujourd’hui, voilà une pensée qui nous dévoile et nous proclame une présence de Dieu en mouvement, un Esprit sans frontières. Quelle inspiration pour tous eux qui perçoivent à la fois les grands problèmes contemporains et les émergences en cours
Jean Hassenforder.
Notes
1) On trouvera une présentation de la vie et de l’œuvre de Jürgen Moltmann sur le site Wikipedia ** Voir site en français ** ou **Voir site en anglais ** en anglais. On trouvera des informations sur les livres de Moltmann originellement publiés en allemand sur les sites qui présentent les traductions de ces livres en français et en anglais ** Voir le site www.editionsducerf.fr **.
2) Moltmann (Jürgen). A broad place. An autobiography. SCM Press, 2007.
3) Ward (Peter). Liquid church. A flexible way of being church. Paternoster Press, 2002. ** Voir sur ce site : l’article “Faire église” ** .
4) Les pionniers de l’Eglise émergente, entre autres : Michaël Moynagh, Pete Ward et Brian McLaren mettent l’accent sur le visage trinitaire de Dieu, un Dieu relationnel : Moynagh (Michaël). Emergingchurch.intro. Monarch books, 2004. ** Voir sur ce site : le courant de l’Eglise émergente. Un état d’esprit. Un processus **. McLaren (Brian). Generous orthodoxy. Zondervan, 2004. ** Voir sur ce sitee site : Une théologie pour l’Eglise émergente. Qu’est-ce qu’une orthodoxie généreuse ? ** .
5) Moltmann (Jürgen). Le rire de l’univers. Traité de christianisme écologique. Anthologie réalisée et présentée par Jean Bastaire. Cerf, 2004.
6) Gaudineau (Hubert), Soulette (Jean-Louis). Jürgen Moltmann. Cerf, 2002 (Initiation aux théologiens).